Cette page est la transcription des résultats d’une étude menée au sein du bloc opératoire du CHUV au printemps 2000 par quatre auteurs : Annette Pezzoli (Infirmière Cheffe de Service, Bloc opératoire du CHUV), Dominique Thorin (Médecin-chef du Bloc opératoire, Médecin-adjoint Anesthésiologie), Philippe Frascarolo (Dr. ès Sciences, Département d’Anesthésiologie) et Pierre-Guy Chassot (Médecin-Adjoint, Département d’Anesthésiologie). Il figure ici en annexe et à titre d'illustration du vécu ressenti par les différentes catégories professionnelles d'un bloc opératoire. Il s'accompagne d'une discussion sur les causes et sur les remèdes possibles, qui apporte des détails supplémentaires à ce qui en a déjà été mentionné. Certaines données n'ont qu'une valeur locale, mais restent néanmoins des exemples intéressants.
Introduction
Le stress est une composante physiologique de la vie quotidienne. Survivre de manière adéquate au milieu des inévitables tensions de l’existence est fonction à la fois du poids des agents stressants de l’environnement («demandes») et des capacités de l’individu à gérer les situations qu’il traverse («ressources»). Ce processus de défi-et-réponse présente des dimensions multiples, parmi lesquelles les comportements individuels, les contraintes organisationnelles et les pressions économiques jouent un rôle majeur. C’est la manière dont une personne perçoit et vit les circonstances qui définit son niveau de stress. Celui-ci est directement proportionnel au sentiment qu’a un individu de ne pas pouvoir contrôler la situation ni de pouvoir lui échapper ; lorsqu’il est chronique, ce vécu de « gestion impossible » conduit au désarroi et à la résignation [62]. Les problèmes peuvent survenir à deux niveaux différents : (1) le stress aigu peut nuire à l’efficacité et induire des accidents ; (2) le stress chronique conduit à une baisse des performances et à l’usure de l’individu. Après quelques remarques sur les phénomènes aigus, nous aborderons ce deuxième point plus en détail en relation avec les problèmes liés à l’épuisement professionnel des soignants et au « burnout ».
La littérature scientifique concernant le stress en salle d’opération est étonnamment pauvre (en 2002), alors que les articles sur la gestion du stress en service d’urgence, en soins intensifs, en oncologie, en psychiatrie et en médecine générale deviennent de plus en plus nombreux. Au sein des services hospitaliers, les études concernant le personnel infirmier sont environ quinze fois plus nombreuses que celles portant sur le personnel médical ; on peut attribuer cette différence au fait que les médecins ont davantage de possibilité de distanciation par rapport aux patients les plus lourds à prendre en charge. Ces constatations, jointes aux tensions et à la résignation croissantes qui règnent au sein du bloc opératoire, nous ont incités à mener une enquête sur le vécu quotidien du personnel travaillant au bloc du CHUV.
Stress aigu
Le stress est inhérent à la conduite de tout système à risque ; un taux modéré de stress est même nécessaire au maintien d’un haut niveau de performance [51]. Par nature, le travail en salle d’opération est une occupation qui peut conduire à un accident grave à tout instant, et qui comprend des situations de crise fréquentes : en anesthésie, par exemple, 20% des cas présentent un événement aigu peropératoire, 5% un incident critique et 0.02% un accident [29]. Gérer des situations intenses réclame une attention soutenue, une concentration sur les évènements, et une capacité à conduire plusieurs tâches de front au sein d’une équipe cohérente ; fonctionner sous la pression de problèmes aigus à résoudre induit une décharge sympatho-adrénergique qui, ne conduisant à aucune activité physique, consomme beaucoup d’énergie interne et donne lieu à une accumulation de tension mentale [42].
Trois groupes de facteurs entrent en ligne de compte dans une gestion défaillante des situations de crise : (1) l’appareillage et le matériel (mauvaise ergonomie, entretien insuffisant, manque de produit, inadéquation, vieillissement non renouvelé, etc) ; (2) les facteurs humains (fatigue, inattention, panique, négligence, défaut de cohésion) ; et (3) les pathogènes organisationnels [81]. Par ce dernier terme, on entend l’ensemble des conditions imposées par la structure de travail, dont l’individu concerné est dépendant : manque de personnel, encadrement insuffisant, surcharge de travail, occupations simultanées, interruptions, isolement, défaut de communication, pressions pour tenir l’horaire, pour programmer un cas ou pour faire des économies, etc [23,30]. Dans l’analyse du stress et des incidents, il est de routine de considérer que 75% des accidents sont liés à des facteurs humains [37]. Cependant, les concepts récents de la gestion de crise démontrent que l’individu en temps qu’agent actif se situe en queue du système dans lequel il opère et dont il hérite les modes de dysfonctionnement. En adoptant cette attitude, on a pu démontrer dans une étude réalisée en anesthésie que seules 8% des erreurs commises relèvent effectivement de facteurs humains, alors que 92% sont liées au système organisationnel lui-même (limitations des moyens diagnostics ou thérapeutiques, problèmes de matériel, pressions pour opérer en dépit des standards de sécurité, etc) [51,94]. Dans cet ordre d’idée, une étude nord-américaine a montré que les diverses pressions exercées sur des anesthésistes ont conduit 49% d’entre eux à prendre des décisions potentiellement dangereuses pour les malades [30]. Les situations stressantes sont en général le fruit d’une accumulation d’anomalies qui se sont transformées en routine officielle par une normalisation progressive des déviances [93]. L’évaluation du risque, donc la probabilité acceptée de se trouver dans une situation de crise, est déterminée par les concepts culturels intuitifs qui façonnent l’esprit d’une entreprise. L’accent est ainsi déplacé de l’analyse des comportements individuels vers celle des conditions de travail, de la définition des tâches, et de la gestion d’équipe (crew resource management) [51,94]. L’intérêt de ce concept est d’offrir des possibilités de modifications dans la gestion quotidienne du travail : amélioration des structures de fonctionnement, application de protocoles pour les routines et pour les situations de crise, formation au travail d’équipe (teamwork) et à la gestion du stress.
Stress chronique
Le stress chronique n’est pas que la simple répétition d’évènements aigus ; il est lié à l’incertitude du soignant sur sa capacité à répondre aux demandes et à faire face aux responsabilités lorsque celles-ci sont lourdes de conséquences autant pour le patient que pour lui-même [86]. Les aspects cliniques et techniques des soins sont quasiment absents de la liste des éléments les plus stressants rapportés par les médecins ; en effet, cet aspect de la profession est techniquement et intellectuellement gratifiant ; de plus, il donne un sentiment de maîtrise de la situation [34]. Les stresseurs les plus souvent évoqués par les médecins hospitaliers sont en premier lieu liés au manque de contrôle sur la gestion personnelle du travail : manque d’autonomie dans l’organisation (impossibilité de planifier son horaire et ses modes de travail, interruptions constantes, activités simultanées, contraintes de temps, etc), surcharge de travail, responsabilités excessives, manque de ressources et d’efficacité dans la gestion hospitalière. En deuxième position viennent les relations difficiles avec les collègues ou les patients (pressions exercées par les chirurgiens, conflits de rôles, etc), puis par ordre d’importance les responsabilités de gestion, les déceptions sur les réalisations qualitatives et les désillusions sur la carrière [1,2,17,23,80,88]. Le personnel infirmier hiérarchise différemment les agents stresseurs, puisqu’il place en général les soins cliniques en première position, suivis dans l’ordre par les difficultés relationnelles, la surcharge de travail due au manque de personnel, les frustrations qualitatives dans les soins et en dernier lieu le manque de contrôle et d’autonomie [22,34,39,40].
Stress chronique
Le stress chronique n’est pas que la simple répétition d’évènements aigus ; il est lié à l’incertitude du soignant sur sa capacité à répondre aux demandes et à faire face aux responsabilités lorsque celles-ci sont lourdes de conséquences autant pour le patient que pour lui-même [86]. Les aspects cliniques et techniques des soins sont quasiment absents de la liste des éléments les plus stressants rapportés par les médecins ; en effet, cet aspect de la profession est techniquement et intellectuellement gratifiant ; de plus, il donne un sentiment de maîtrise de la situation [34]. Les stresseurs les plus souvent évoqués par les médecins hospitaliers sont en premier lieu liés au manque de contrôle sur la gestion personnelle du travail : manque d’autonomie dans l’organisation (impossibilité de planifier son horaire et ses modes de travail, interruptions constantes, activités simultanées, contraintes de temps, etc), surcharge de travail, responsabilités excessives, manque de ressources et d’efficacité dans la gestion hospitalière. En deuxième position viennent les relations difficiles avec les collègues ou les patients (pressions exercées par les chirurgiens, conflits de rôles, etc), puis par ordre d’importance les responsabilités de gestion, les déceptions sur les réalisations qualitatives et les désillusions sur la carrière [1,2,17,23,80,88]. Le personnel infirmier hiérarchise différemment les agents stresseurs, puisqu’il place en général les soins cliniques en première position, suivis dans l’ordre par les difficultés relationnelles, la surcharge de travail due au manque de personnel, les frustrations qualitatives dans les soins et en dernier lieu le manque de contrôle et d’autonomie [22,34,39,40].
Le personnel soignant, qu’il soit médical ou infirmier, est impliqué dans une relation d’aide avec les patients ; cette relation est hautement asymétrique, n’induit pas un échange réciproque entre les partenaires, et crée une dette psychologique progressive chez le soignant [7]. Elle s’accompagne d’une forte image éthique de compétence et de dévouement permanents. Cette situation est exacerbée dans les situations où une reconnaissance directe de la part du patient est impossible, comme dans une salle d’opération. En effet, ni l’anesthésiste ni l’instrumentiste ne participent à la guérison du malade dans la mesure où ils ne le suivent plus pendant sa convalescence, comme le fait le chirurgien. Cette situation est vécue comme analogue à la prise en charge de malades terminaux : leur disparition supprime toute reconnaissance pour le travail accompli. Comme le contact humain est plus ou moins restreint à la visite préopératoire et à la consultation postopératoire, périodes où les patients sont angoissés ou algiques, le personnel de salle d’opération tend à perdre toute empathie, et à construire toute relation avec les malades sur le mode objectif et mécaniste qui est nécessaire à la prise en charge technique de l’intervention.
Le milieu de salle d’opération lui-même est un endroit conflictuel, compétitif et tendu, où se pratique une médecine dangereuse, et où se passent des évènements anxiogènes, voire violents [73]; de plus, c’est une zone confinée où tous les ressentiments sont exacerbés par le huis-clos et où les possibilités d’isolement sont nulles [74]. La médecine pratiquée dans un bloc opératoire est caractérisée par un aspect proactif et agressif, et par une vision prométhéenne de la réalité ; elle implique une prise de contrôle sur les évènements et sur les patients. Elle sélectionne donc naturellement des individus de « type A », qui estiment que l’environnement peut être contrôlé par le sujet ; ces personnes pratiquent des stratégies d’affrontement face au stress, et ont une faculté particulière à être compétitifs, à fonctionner sous pression, et à se dévouer à une cause en ignorant la fatigue ou en méprisant les besoins de récupération. Les personnes de « type B », au contraire, ont tendance à considérer que la réalité est gérée par des forces externes qu’on ne peut pas influencer ; ils utilisent des stratégies d’évitement et ont tendance à fuir pour échapper aux crises [85]. Or un bloc opératoire est un service de soutien, donc soumis à des demandes émanant d’autres services et par nature non contrôlées par lui-même ; les multiples contraintes intervenant dans son fonctionnement y rendent illusoire une volonté de contrôle efficient. Les individus de type A sont très fragiles à long terme face au stress chronique généré par ces demandes typiquement non dominables liées à des services dépendants des demandes des autres [80, 82]. Dans ce cas, il est probable qu’ils tiennent jusqu'à un certain point, puis s’effondrent face à l’impossibilité de contrôle réel sur les demandes de leur existence professionnelle ; ils en souffrent d’autant plus qu’ils s’étaient investis avec beaucoup d’énergie dans leur travail. En effet, il est très difficile de résister à cette situation pour des personnes qui placent l’estime de soi dans l’efficacité et les réalisations personnelles. Ce sentiment frustrant que tout échappe à leur maîtrise est accentué par les pressions économiques exercées sur les services de santé pour en réduire les coûts, pressions qui aboutissent à transférer la gestion et les responsabilités administratives à une autorité bureaucratique abstraite imposant ses vues de l’extérieur. Lorsqu’on procède à ce type d’analyse, il est probablement important de prendre en compte le milieu socio-culturel. Ainsi les conduites d’affrontement sont moins fréquentes dans le personnel infirmier que chez les médecins [82]. Des comparaisons entre infirmières européennes et nord-américaines, par exemple, révèlent des différences dans la perception du stress et dans les stratégies de gestion utilisées ; une conduite assertive (type A) est plus fréquente aux USA, alors que les infirmières allemandes s’en remettent plus facilement à des attitudes émotives, voire résignées [5,53].
Des facteurs culturels s’ajoutent à ces phénomènes ; la surcharge et la fatigue sont considérées comme des signes souhaitables d’accomplissement professionnel dans des milieux hautement sélectionnés et dominés par une mentalité axée sur le travail. L’image élitaire est gravement entamée par l’idée d’épuisement, qui est vécue comme un échec ; elle est dissimulée et déniée de peur de perdre la face [62,69]. Cependant, la mentalité stakhanoviste n'est pas seule en cause. L'intensité avec laquelle un soignant s'investit dans la prise en charge des malades correspond au besoin de donner une signification à son existence, de légitimer son identité par des actes altruistes, et de se sentir aimé [52,79]. L'éthique de dévouement propre à la relation d'aide conduit à la culpabilité celui qui ne peut plus répondre à toutes les demandes [7] ; pour y échapper, il a tendance à surinvestir dans le travail, ce qui l'enferme dans un cercle vicieux. L’idéalisation de la profession accentue la divergence entre les espoirs individuels et la réalité quotidienne. Les attentes déçues, les désillusions professionnelles, l'écart entre l'idéal de soignant et les compromissions vécues comme des reniements, concourent à créer un sentiment de frustration et de résignation [70]. Faillissant à son idéal de soignant, l’individu devient anxieux et auto-punitif, excessivement inquiet dans toute situation nouvelle, et très dépendant de l’opinion des autres [57].
Entraîné à vivre des stress aigus, le personnel de salle d’opération en déduit facilement qu’il peut résister aisément au stress chronique ; rien n’est moins vrai [36,45]. Près de la moitié des anesthésistes, par exemple, estime vivre sous des pressions excessives [30]. Des études récentes ont révélé un taux inattendu de stress chronique (jusqu'à 56%) parmi les médecins hospitaliers, qu’ils soient en formation ou membres de staff [8,21,24,38,43,88,96]. Les femmes y paient un tribut plus important que les hommes [40,96]. Ce phénomène concourt à expliquer le taux de suicide dans la profession médicale, qui est plus du double de celui de la population générale correspondante, et celui des femmes médecins de 40 à 55 ans vivant seules qui est de 2.5 à 5.5 fois la norme [11,40,60]. Bien qu’on l’ait suggéré sur la base d’une étude antérieure à 1980, le taux de suicide des anesthésistes ne se démarque pas de celui des autres spécialités médicales [59,76]. Cette sensibilité des femmes au stress traduit probablement le fait que leurs soucis extra-professionnels (famille, enfants, etc) sont plus importants que ceux des hommes et les obligent à mener une double vie ; de plus, cette obligation de mener une vie partagée leur est souvent, bien que tacitement, reprochée par leurs confrères masculins [96]. Au travail, chacun emporte toute son existence individuelle comme toile de fond du vécu quotidien.
Syndrome d’épuisement professionnel
La notion de syndrome d'épuisement professionnel des soignants, cas particulier du "burnout" connu dans de nombreuses professions, décrit un épuisement progressif des ressources de l’individu, lié à une relation d'aide qui ne fournit plus la gratification que l'individu en attend [28,77]. Le terme de « burnout », emprunté à l’argot décrivant les effets des abus de psychotropes, a été utilisé pour la première fois par Freudenberger en 1974 pour décrire la fatigue et la frustration ressenties par des personnes travaillant dans les Free Clinics de San Francisco [27]. Ces cliniques étaient dédiées à des marginaux et à des drogués ; leurs maigres ressources financières ne leur ont permis de survivre que grâce au dévouement de volontaires, dont l’engagement compensait le manque d’argent et de personnel [28]. Par définition, cet épuisement survient donc chez des gens normaux, qui s'investissent passionnément dans un travail de prise en charge des autres sans en apercevoir le déséquilibre relationnel, et qui perdent progressivement leur énergie et leur motivation dans des situations excessivement harassantes [77]. C'est un processus évolutif et continu, progressant par phases en fonction des surcharges et des stresseurs imposés par la structure de travail [12,38]. Son intensité est liée à la manière dont le sujet éprouve la situation, sans qu’on puisse en définir une échelle objective.
Ce concept a été ultérieurement systématisé en trois composantes distinctes par Maslach [67,68]: (1) l'épuisement émotionnel, caractérisé par une absence d’énergie, une lassitude et une irritabilité chroniques; (2) la dépersonnalisation, qui est une perte d'affectivité voisine du cynisme, aboutissant à voir les patients comme des objets; (3) le manque d’accomplissement personnel, ou perte d'estime de soi, traduite par des sentiments d'incompétence, d'inefficacité et d'inutilité.
L'épuisement, noyau initial du syndrome de burnout, en est toujours l'élément prédominant; il est directement lié à la surcharge des demandes qui pèsent sur l'individu et à son impossibilité d'y répondre ou de contrôler efficacement son travail ; cette perte d'autonomie s’accompagne d’un sentiment de frustration et de culpabilité, car le soignant ne peut plus accorder aux autres l’énergie qu’il estime leur devoir. Cette composante est liée de manière constante à la surcharge de travail, à la densité des interactions interpersonnelles, et à la notion de dévouement. La dépersonnalisation, deuxième composante, est plutôt liée à l'insuffisance des ressources, et aux difficultés relationnelles entre collègues ou avec des patients non compliants [54]; elle est souvent considérée comme une réaction à l'épuisement ("réponse aux autres") sous forme d'une stratégie de repli protecteur dans la froideur, typique des professions de santé [7,12]. Les soignants sur-intellectualisent les situations cliniques, utilisent un jargon abscons, et se détachent de toute relation personnelle avec les patients. Ce comportement est renforcé par l’image d’un maintien stoïque et distant que le thérapeute veut donner de lui-même, et par la nécessité d’atténuer le risque de compromettre l’efficacité thérapeutique par la pitié ou l’angoisse. La troisième composante du syndrome est la perte d’accomplissement personnel due au sentiment d’absence de gratification ("réponse pour soi"). En effet, le sentiment d’être performant et utile protège l’image que le soignant a de lui-même face à la surcharge des demandes et à la difficulté des relations; lorsqu’il est perdu, l’effet-tampon ne fonctionne plus, et la mésestime de soi vient renforcer le sentiment de lassitude.
Les deux premières composantes sont fortement reliées entre elles, alors que le troisième élément peut évoluer de manière assez indépendante, comme le démontrent plusieurs études réalisées en milieu médical: les médecins interrogés affichent typiquement des scores très sérieux pour l'épuisement émotionnel (jusqu'à 58%) et moyens pour la dépersonnalisation (environ 35%), alors que leur sentiment d'accomplissement personnel reste satisfaisant car, même épuisés, ils restent fiers de ce qu’ils font [21, 39]. Toutefois, une différence apparaît entre les services de soutien et les services cliniques demandeurs ; dans une étude anglaise par exemple, les radiologues affichent des scores d’accomplissement personnel nettement inférieurs à ceux des chirurgiens ou des ORL [80]. En milieu infirmier, où l'incidence du burnout est sensiblement plus élevée, la perte du sentiment d'accomplissement personnel et de l’estime de soi sont en général au même niveau que les deux premières composantes [3,6,40]. Il est donc peu instructif d'additionner les trois composantes du burnout en un seul indice commun, car chacune a des relations particulières avec les divers stresseurs de l'activité hospitalière et évolue souvent à son rythme propre.
Le concept de burnout recouvre partiellement des entités voisines comme le syndrome de fatigue chronique ou la dépression, et ses limites ne sont pas toujours précises [31]. Il s’en distingue cependant par un épuisement plus émotionnel que physique, par l’évidence d’une réaction à un stress chronique harassant, et par la déception d’un dévouement qui ne donne lieu à aucune reconnaissance.
Caractéristiques de l’individu
La tension mentale de l’individu (irritabilité, anxiété, dépression) ressentie face aux situations stressantes est directement modulée par ses traits de personnalité ; dans les professions hospitalières, ceci est particulièrement marqué pour les plaintes concernant les conflits de rôles, le manque d’autonomie et l’absence de valorisation par les autres [2]. Bien que cela puisse surprendre, l’analyse psychologique démontre que les professions de santé attirent volontiers des personnes présentant des hésitations identitaires et des incertitudes narcissiques, mais cela s’explique par le fait que, enfants, ces individus ont été gratifiés presqu’exclusivement pour des comportements correspondant à ce que leur famille attendait d’eux, et non pour des attitudes relevant de leur caractère ou de leur autonomie. Ils ont appris progressivement à cacher l’expression de leurs sentiments propres, considérés comme irrespectueux, et à devenir très sensibles aux désirs et aux attentes de leurs parents [72]. Devenus adultes, ils se sont sentis prédestinés à des profession liées à l’écoute des besoins et des messages des autres. Toutefois, plusieurs problèmes sont associés à cette attitude : (1) ils pensent qu’on est respecté et aimé pour ce que l’on fait et non pour qui l’on est ; (2) ils ne savent pas fixer des limites aux demandes des autres ; (3) ils ne se sentent pas légitimés à satisfaire leurs désirs ; (4) ils tendent vers un idéal non réaliste et sont perfectionnistes [32]. Puisqu’on leur a inculqué que leur vrai Moi est inacceptable, ils manquent naturellement d’estime de soi et dépendent du jugement des autres pour évaluer leur valeur propre. Exposés au stress chronique de la relation d’aide et des contraintes interpersonnelles, ils basculent facilement dans l’épuisement et la dépersonnalisation. Le caractère anxieux, souvent retrouvé dans les cas de burnout, est surtout lié à l’épuisement émotionnel [84]. Il n’est pas étonnant que ce trait soit déjà apparent chez les soignants pendant leurs études médicales, sous forme de dysphorie, de besoin de s’isoler lors de stress, de manque de confiance en soi et de propension à être inquiet et dépressif [92].
Confronté au stress, l’individu réagit selon sa stratégie propre d’affrontement ou d’évitement, comme déjà mentionné plus haut. La première est orientée vers la solution des problèmes, alors que la seconde est davantage basée sur des réactions émotionnelles. Il n’est pas surprenant de constater que les personnes de « type B » souffrent davantage de dépersonnalisation que celles de « type A », puisque les premières laissent les éléments externes gérer l’existence alors que les secondes cherchent à contrôler leur environnement et maintiennent un sentiment d’accomplissement personnel élevé [5,53,56,89]. En effet, l’évitement est une approche défaitiste des problèmes qui contribue à leur perpétuation, alors que le sentiment d’être en contrôle de la situation diminue le stress et améliore l’image de soi [58].
Caractéristiques de la structure
Décrit à l’origine chez des travailleurs de santé publique, le syndrome d’épuisement professionnel caractérise des relations d’aide impliquant un contact face-à-face permanent et des situations émotionnellement lourdes de conséquences : salles d’opération, urgences, sauvetage, médecine palliative, etc [7]. Ces situations génèrent un double sentiment : celui d’être responsable du bien-être ou de la survie des autres, et celui d’être dans l’impossibilité de gérer son travail de manière autonome. La sensation subjective de contrôler son activité professionnelle est en fait plus importante que la charge de travail réelle dans la genèse du burnout [66]. Des urgentistes, par exemple, identifient comme les plus stressants des domaines échappant à leur contrôle, tels l’irrégularité des admissions, l’angoisse des familles, ou les frustrations bureaucratiques [47].
La structure au sein de laquelle le soignant accomplit sa tâche joue un rôle important dans le développement du burnout par de multiples biais: ambiance déroutante créée par la hiérarchie, imprécision dans la définition des tâches, travail morcelé qui entame la cohésion des équipes, déséquilibre entre les charges de travail de chacun [55,71,84,97]. L’ambiguïté des rôles est souvent citée dans la genèse de l’épuisement professionnel ; elle résulte d’une opacité dans la répartition des responsabilités, de l’absence de procédures définies pour l’exécution des tâches, d’un flou dans la définition des territoires de chacun, et d’une absence d’évaluation réciproque [2,18]. A cela s’ajoutent les restrictions budgétaires qui limitent le nombre du personnel, augmentant la charge de travail, freinent le renouvellement des moyens techniques, et induisent un sentiment de frustration aigu. Certes, la frustration est proportionnelle à l’idéalisation que l’individu a bâti sur sa fonction professionnelle ; mais il est en droit d’attendre que la structure dans laquelle il travaille lui offre des potentialités de développer et d’utiliser ses capacités intellectuelles et techniques. Lorsqu’elle existe, cette possibilité d’utiliser pleinement ses compétences valorise l’accomplissement personnel et l’estime de soi, et a pour effet de tamponner l’épuisement émotionnel et la dépersonnalisation. Lorsque ce n’est pas le cas, un stress organisationnel chronique s’installe parce que le praticien estime être empêché de fournir des prestations de la qualité qu’il juge nécessaire à ses patients [97]. Les contraintes économiques, notamment, sont ressenties comme un facteur externe non-humain face auquel on est sans ressource ; or c’est précisément la sensation de ne pas pouvoir contrôler son activité qui est le principal élément dans la naissance du stress et de l’épuisement [18]. L’autonomie fonctionnelle est un problème crucial dans les services de santé où se côtoient deux conceptions différentes de l’autorité : la légitimité de l’autorité bureaucratique repose sur la notion de hiérarchie, alors que les professions soignantes reconnaissent en premier lieu l’autorité de l’expérience et de la compétence.
Les contacts interpersonnels peuvent modérer ou aggraver le burnout selon qu’ils sont ressentis comme gratifiants ou frustrants, mais ils ont toujours une importance capitale [55,56]. Les infirmières citent dix fois plus souvent les interactions entre collègues que celles avec les patients comme source de stress [55]. La tradition individualiste propre aux médecins les fragilise encore, alors que le support des collègues pourrait amortir leur stress [16,58]. Enfin, des contacts difficiles avec les supérieurs aggravent le burnout beaucoup plus que des liens de sympathie avec les collègues ne peuvent le diminuer [55].
Le support social par les pairs, la famille ou les amis ayant un effet atténuateur sur les conséquences de l’épuisement professionnel, il peut être considéré comme une forme de gestion du stress parce qu’il renforce la croyance de l’individu dans ses capacités à contrôler les situations [12,56]. Cet aspect est illustré par la prévalence des suicides dans la catégorie des femmes médecins dans la quarantaine vivant seules [28]. Les activités qui augmentent les satisfactions professionnelles ou personnelles ont un effet tampon majeur car le stress associé à la pratique clinique réclame du temps pour se recharger ; de simples aménagements d’horaire peuvent diminuer le temps de présence continue en salle d’opération et avoir un effet très profitable. Qu’elles soient en relation avec la carrière, comme les travaux académiques, ou avec le style personnel, tels le sport ou la culture, les activités liées au temps libre élèvent le sentiment de contrôle et d’accomplissement personnel, et diminuent l’épuisement émotionnel [61].
Conséquences du burnout
On admet qu’un tiers des soignants souffre un jour ou l’autre de problèmes psychologiques liés au stress chronique [22]. Le burnout est une souffrance pour l'individu, qui s'accompagne d'une cascade de symptômes somatiques (insomnies, céphalées, fatigue physique chronique, troubles du rythmes, hypertension artérielle, lipothymies, angor, maladie ulcéreuse, douleurs ostéo-musculaires) et psychologiques (irritabilité, dépression, tendance à s'isoler, baisse des performances intellectuelles [41,44]. La parade est souvent une intoxication : fumée, addiction médicamenteuse, alcoolisme ; les anesthésistes et les généralistes sont les médecins les plus fréquemment atteints [10] ; les données à disposition suggèrent que 10-14% des anesthésistes sont dépendants de l’alcool et 17% de psychotropes [64,84]. Les personnes épuisées tendent à fuir les autres, même leurs amis, et réduisent leurs contacts sociaux ; comme elles deviennent irritables et impatientes, leurs relations se détériorent progressivement, ce qui renforce leur tendance à l’isolement et à l’abandonisme. Mais ces symptômes protéiformes ne sont pas les seuls marqueurs du burnout. C'est aussi un coût pour la société : augmentation de l’absentéisme, baisse de la qualité des performances, ralentissement de l'activité, consommation médicale exagérée, accidents professionnels ou sur la voie publique, abandon sous forme de retraite anticipée, et enfin suicide [3,23,25,48,63]. Une étude actuelle révèle que ce coût s’élève annuellement à 4.2 milliards de francs en Suisse [79]. Dans le quotidien, le burnout altère significativement la gestion de crise lors d'anesthésie : à cause de l’épuisement, la qualité du travail accompli est insuffisante dans 50% des cas, et dans 7% des cas le malade court un danger grave [29, 30]; sont incriminés: la fatigue (57% des cas), l'irritabilité (40%), la surcharge (28%), et la dépression (8%). Les conséquences du burnout paraissent différentes selon l’âge de l’individu [13]. Lorsqu’il survient tôt dans la carrière, le burnout paraît sans conséquences à long terme ; par contre, lorsqu’il se développe dans la cinquantaine, l’épuisement professionnel a moins de chances de récupérer. Il est à noter, par ailleurs, que l’incidence des frustrations professionnelles a tendance à diminuer avec l’âge, probablement parce qu’on diminue ses exigences pour mieux s’adapter à la réalité.
Etude menée au bloc opératoire du CHUV
Ce travail est basé sur une étude menée au sein du Bloc Opératoire du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV) au cours du printemps 2000. Ce bloc est situé au centre du bâtiment hospitalier ; il est ceinturé d’un corridor sans fenêtre, ce qui supprime tout contact visuel avec l’extérieur. Il comprend 19 salles d’interventions, où se pratiquent toutes les spécialités chirurgicales. A l’époque de l’enquête, on y procédait à environ 11’000 interventions par année.
Matériel et méthode
L’étude a été menée sous forme d’un questionnaire distribué à tous les intervenants du bloc opératoire. Ce questionnaire est constitué de cinq parties.
- Six questions démographiques destinées à cerner le groupe professionnel du répondeur (profession, âge, sexe, niveau de formation, temps depuis l’entrée en fonction, pourcentage d’activité) et une question (n° 7) sur les projets personnels.
- Treize questions (Question n° 8) permettant d’identifier la prédominance de comportement de type A ou de type B [58] ; une échelle de 1 à 4 permet de classer les réponses selon le degré de similitude que l’interviewé ressent entre son comportement habituel et la proposition citée. A chaque question est attribué un coefficient de correspondance avec les conduites d’affrontement (type A) ou d’échappement (type B) ; la somme indique la tendance dominante pour chaque individu.
- Le questionnaire de Maslach (Question n° 9) [68] : 22 questions sur les trois composantes du burnout selon la traduction française de Fontaine et Delmas [7] ; l’interviewé indique la fréquence avec laquelle il ressent chaque énoncé par une échelle de 1 à 6. Les données sont groupées en trois rubriques correspondant aux trois composantes du burnout ; dans chacune des rubriques, l’addition des points donne un score exprimé en trois degrés : faible, moyen et élevé. Un grave degré de burnout est atteint lorsque l’individu obtient un score haut pour l’épuisement émotionnel et la dépersonnalisation, mais un score bas pour l’accomplissement personnel qui est une échelle inversée (plus on est atteint, moins le sentiment d’accomplissement personnel est élevé).
- Vingt-trois questions (Question n° 10) sur le fonctionnement particulier du bloc opératoire ; une échelle de 1 à 6 analogue à la précédente permet de juger de la fréquence à laquelle sont ressenties les perturbations ou les stimulations du bloc opératoire ; ces questions ont été conçues par les auteurs.
- Deux questions en texte libre (Questions n° 11 et 12) demandant d’identifier les trois facteurs les plus pénibles et les trois modifications prioritaires à apporter, par ordre d’importance.
- Une rubrique (Question n° 13) permettant des remarques libres.
Le questionnaire est strictement anonyme ; il est renvoyé aux auteurs sous enveloppe pré-adressée par la poste interne de l’hôpital. Il a été dépouillé par une secrétaire d’Anesthésiologie qui a entré chaque donnée dans une base de données Access 97® élaboré par l’un des auteurs (P.F.) ; les remarques manuscrites y ont été également transcrites en clair par une secrétaire ne connaissant pas les écritures des personnes concernées. L’analyse statistique est principalement descriptive. Les test t de Student, de Chi-carré et les calculs de coefficients de corrélation sont réalisés à l’aide du programme de statistiques JMP® v3 (SAS Institut).
Résultats
Les 139 questionnaires valables reçus représentent un taux de réponse variable selon les professions : 23% pour les chirurgiens, 32% pour les instrumentistes, 66% pour les infirmières anesthésistes et 68% pour les médecins anesthésistes. La représentation en hommes et en femmes est équivalente chez les anesthésistes, alors que les instrumentistes sont presqu’exclusivement des femmes, et les chirurgiens pour 81% des hommes. La majeure partie des répondants se situe dans la tranche d’âge de 31 à 40 ans, travaille depuis moins de 10 ans dans le bloc opératoire, et est employé à 100%. Seules les instrumentistes ont un taux significatif de travail au pourcentage (36% des cas).
Les 139 questionnaires valables reçus représentent un taux de réponse variable selon les professions : 23% pour les chirurgiens, 32% pour les instrumentistes, 66% pour les infirmières anesthésistes et 68% pour les médecins anesthésistes. La représentation en hommes et en femmes est équivalente chez les anesthésistes, alors que les instrumentistes sont presqu’exclusivement des femmes, et les chirurgiens pour 81% des hommes. La majeure partie des répondants se situe dans la tranche d’âge de 31 à 40 ans, travaille depuis moins de 10 ans dans le bloc opératoire, et est employé à 100%. Seules les instrumentistes ont un taux significatif de travail au pourcentage (36% des cas).
Il existe une très nette prédominance de comportement de type A par rapport au type B (p < 0.05) dans l’ensemble des professions concernées (Figure 2.10) ; ce sont les médecins, chirurgiens et anesthésistes, qui affichent les scores les plus élevés sur l’échelle du type A, alors que les valeurs les plus basses se retrouvent chez les infirmières anesthésistes ; cependant, aucune des catégories professionnelles n’affiche un score significatif sur l’échelle des comportements de type B.
Figure 2.10 : Prépondérance des tendances de type A dans la population du bloc opératoire. La différence entre A et B est significative (p < 0.05).
Le questionnaire de Maslach (MBI : Maslach Burnout Inventory) détermine le niveau de burnout en établissant un score indépendant pour chacune des trois composantes. Les résultats en pourcentage de la population globale interrogée sont les suivants (Figure 2.11) :
Figure 2.11 : Résultats globaux du test de Maslach déterminant le niveau des trois composantes du burnout, toutes catégories professionnelles confondues.
Ces résultats peuvent être affinés en les classant par groupe professionnel (Figure 2.12). En différenciant les résultats par sexe, on voit que les femmes sont nettement plus marquées que les hommes par l’épuisement émotionnel (33% versus 16% pour le score élevé) et qu’elles souffrent davantage du peu d’accomplissement personnel (39% versus 24% de score pour le manque d’accomplissement). Par contre, il n’y a pas de différence pour la dépersonnalisation. Les réponses enregistrées au test de Maslach sont cohérentes, puisque les personnes ayant des scores élevés en épuisement émotionnel se retrouvent également dans les scores les plus hauts de dépersonnalisation et les plus bas d’accomplissement personnel.
Figure 2.12 : Résultats du test de Maslach par catégories professionnelles.
Les réponses aux questions concernant le fonctionnement propre du bloc opératoire (Question n° 10, 23 items) permettent de leur attribuer un score de 1 à 6. En relevant pour quels points ont été notés les scores les plus élevés selon les catégories professionnelles, on peut tirer les remarques suivantes.
- Les interruptions dans l’activité en cours sont harassantes pour les instrumentistes, les anesthésistes et les chirurgiens; elles obtiennent le plus haut score chez les médecins-anesthésistes (4.8 sur 6) ;
- Les modifications et la longueur du programme opératoire sont une plainte constante des instrumentistes et des anesthésistes (infirmières et médecins), mais non des chirurgiens ;
- Le personnel du bloc se plaint de ne pas pouvoir organiser son travail quotidien ;
- Il est difficile d’organiser des activités professionnelles en-dehors du bloc pour le personnel qui y travaille, sauf pour les chirurgiens ;
- La surcharge de travail est la plus marquée pour les instrumentistes (score de 4.4 sur 6) ;
- Les médecins anesthésistes ressentent des pressions pour tenir l’horaire ou modifier le programme ;
- Les décisions concernant le fonctionnement quotidien du bloc opératoire prises sans l’avis du personnel frustrent les instrumentistes et les anesthésistes ;
- La défectuosité ou l’indisponibilité du matériel sont la cause de stress qui obtient le plus haut score chez les instrumentistes (score de 5.2 sur 6) et le deuxième chez les chirurgiens (score de 3.9 sur 6) ;
- Les infirmières sont plus sensibles que les médecins au fait que les standards de sécurité ne soient pas respectés ;
- Les infirmières sont plus fières que les médecins de travailler dans un bloc opératoire, mais tous se sentent appréciés pour le travail accompli ;
- Au sein de chaque catégorie professionnelle il existe une bonne entraide et peu de conflits ;
- Le contact humain avec les malades ne manque guère au personnel du bloc opératoire (score de 2 sur 6) ;
- Les difficultés techniques ou médicales de la journée sont cotées à la moyenne (score de 3 sur 6) pour toutes les professions ;
- Les instrumentistes ne se sentent pas soutenues par leur hiérarchie, se sentent insuffisamment encadrées pour les cas lourds, et sont lasses des critiques des chirurgiens ; elles regrettent de ne pas pouvoir finir ce qu’elles entreprennent à cause des retards du programme ;
- Ce sont les chirurgiens qui ressentent le plus de satisfaction pour le travail accompli (score de 4.3 sur 6, qui est leur plus haut score) et les instrumentistes qui en éprouvent le moins (score de 3.2).
Il est intéressant de noter que les réponses des instrumentistes et des chirurgiens sont suffisamment différentes pour atteindre le seuil de signification statistique (p < 0.05), notamment sur les points d’organisation du programme opératoire. D’une manière générale, il existe un net clivage entre les chirurgiens et le personnel fixe du bloc opératoire dans la majeure partie des réponses.
Les deux questions qui invitent les personnes à mentionner en texte libre les facteurs les plus pénibles et les solutions les plus urgentes, ainsi que les remarques personnelles, ont été groupées en six rubriques pour permettre leur analyse : (1) problèmes de comportements et de relations interpersonnelles, (2) problèmes d’organisation et de programme opératoire, (3) manque de personnel, (4) manque ou défaut de matériel, (5) désagrément des locaux, et (6) manque d’encadrement. Ces rubriques ont été conçues après lecture de toutes les réponses et remarques transcrites depuis les feuilles manuscrites. Chaque énoncé a été attribué dans une ou plusieurs rubriques par les deux premiers auteurs (PGC et AP) de manière indépendante, puis contrôlé en double. Certaines réponses peuvent relever de plusieurs rubriques ; elles sont comptabilisées dans chacune.
Pour en favoriser la lisibilité, ces résultats sont illustrés par trois figures. La Figure 2.13 représente l’importance des facteurs de pénibilité pour chaque catégorie professionnelle ; ces facteurs sont exprimés par les six rubriques mentionnées ci-dessus. Pour la priorité donnée aux modifications souhaitées, toujours par catégorie professionnelle, les problèmes liés à l’organisation et au programme opératoire sont en tête dans les quatre professions, de la manière la plus marquée chez les médecins anesthésistes. En deuxième position viennent les problèmes comportementaux et relationnels. Le manque de personnel vient en troisième position chez les infirmières, alors que les chirurgiens classent en troisième position le manque et les défectuosités du matériel. La fréquence avec laquelle les éléments des six rubriques sont mentionnés dans les remarques libres (Question 13) est encore plus frappante : les problèmes comportementaux et les défauts d’organisation sont très clairement en tête devant les quatre autres rubriques (Figure 2.14).
Figure 2.13 : Quotation des facteurs de pénibilité par les différentes catégorie professionnelles.
Figure 2.14 : Représentation de l’importance de chaque rubrique selon les commentaires donnés dans les remarques libres.
Enfin, on peut représenter la somme de toutes ces données, c’est-à-dire la fréquence avec laquelle chaque rubrique est mentionnée dans les trois questions toutes catégories professionnelles confondues. Les résultats chiffrés sont les suivants :
Organisation : 38% | Comportement : 27% | Manque de personnel : 13% |
Locaux : 8% | Matériel : 8% | Encadrement : 6% |
Face à ce tableau, il est intéressant de chercher quels sont les projets personnels des répondants (Question n° 7). Un tiers des personnes interrogées (46/139) ne désire pas changer d’activité et un tiers voudrait diminuer son pourcentage d’activité au sein du bloc (50/139) ; les autres options se partagent le dernier tiers.
Discussion
L’épuisement apparent du personnel et les problèmes épineux liés à l’organisation nous ont incités à mettre sur pied un questionnaire destiné au personnel médical et infirmier du bloc opératoire incluant le test de Maslach sur le burnout ; à notre connaissance, ceci n’avait pas encore été publié dans la littérature médicale. La validité d’un tel questionnaire présente certaines limitations. Les participants se jugeant eux-mêmes, il est possible que les réponses soient partiellement biaisées par le désir de démontrer une attitude particulière. D’autre part, chacun traduit dans ses réponses les sentiments du vécu de ce jour-là, qui peut être un bon ou un mauvais jour ; une personne l’a même explicitement formulé : « Si je remplis ce questionnaire trois fois en trois jours, il y aura peut-être l’un et son contraire ». Il existe aussi un problème d’échantillonnage ; les personnes les plus découragées ont tendance à ne plus répondre à ce genre de demande, parce que leur abattement leur fait dire que rien ne s’améliorera de toute manière. La lecture des remarques libres (Question n° 13) montre d’ailleurs que le 20% du personnel fait part d’un pessimisme profond sur les possibilité de changement. Ce phénomène s’ajoute au fait qu’un audit sur les horaires et la fatigue chronique avait eu lieu peu de temps auparavant auprès du personnel de salle ; cela explique probablement le peu de participation des infirmières instrumentistes et des aide-soignants (32%). Le manque de réponse des chirurgiens (23%) n’est pas surprenant, car la salle d’opération n’est qu’un lieu de passage pour eux ; de plus, ce questionnaire a été conçu en fonction des données propres à la vie du personnel fixe du bloc opératoire, donc peu adapté aux contraintes particulière des service de chirurgie. Cette remarque a été souvent mentionnée par les opérateurs qui ont nous répondu.
La nette prédominance de personnes du type A n’est pas surprenante, car elle correspond bien à la sélection naturelle qui s’opère dans le choix spontané de la spécialité ; médecins ou infirmiers, chirurgiens ou anesthésistes, les personnes qui choisissent de travailler en salle d’opération ont opté pour une forme de médecine interventionnelle, lourde de responsabilités directes et d’évènements intenses, mais peu gratifiante en contacts humains avec les patients. Cela procure une certaine fierté (score moyen de 4 sur 6 à la Question 10.20), mais procure de la satisfaction essentiellement aux chirurgiens (Question 10.19). Le manque de contact avec les malades ne paraît pas causer de souffrance (Question 10.16), mais restreint les relations humaines aux seules personnes rencontrées en salle d’opération et contraint probablement à chercher la reconnaissance ailleurs que chez le patient, sous forme de gratification pour le travail accompli de la part de la hiérarchie ou des chirurgiens.
Le Maslach Burnout Inventory (MBI) a été utilisé depuis une quinzaine d’années pour l’évaluation de l’épuisement professionnel dans de multiples populations différentes. Même imparfait, sa validité a été démontrée par de nombreuses études sur des milieux professionnels et culturels divers [33]. Notre enquête met en évidence un taux d’épuisement émotionnel largement au-dessus de la moyenne des investigations réalisées jusqu’ici parmi le personnel hospitalier : 25 % de la population concernée se classe dans les scores élevés et 47% dans les scores moyens. Pour mieux se rendre compte de ce que ressentent les personnes qui vivent exclusivement en salle d’opération, on peut calculer les valeurs du MBI en excluant le groupe des chirurgiens. On obtient alors les résultats suivants (Figure 2.15) :
Figure 2.15 : Résultats du test de Maslach pour les trois composantes du burnout dans le personnel fixe du bloc opératoire (instrumentistes, infirmières anesthésistes, médecins anesthésistes), à l’exclusion des chirurgiens.
Les résultats concernant la dépersonnalisation sont surprenants, puisque les 91% des personnes interrogées se situent dans les catégories de score moyen et élevé. Cette donnée ne discrimine donc nullement la population étudiée. Elle met en évidence le fait que les spécialités investiguées attirent naturellement des individus qui ne recherchent pas un contact humain poussé avec les malades. Preuve en est la réponse à la question « le contact humain avec les malades vous manque-t-il ? » (question 10.16), dont la moyenne est « quelques fois par an » (soit un score de 2 sur 6). De ce point de vue, la deuxième composante du burnout ne contribue pas à déterminer l’importance de l’épuisement professionnel dans la population d’un bloc opératoire.
La troisième composante, le manque d’accomplissement personnel, doit être interprétée en fonction des caractéristiques propres à des services de soutien, car les résultats sont assez impressionnants : la cohorte interrogée se réparti en trois tiers presqu’égaux, avec une légère prédominance dans le groupe supérieur (38% de manque grave) ; là non plus, le test ne discrimine pas l’importance du burnout. A notre avis, ce fait illustre essentiellement la perte d’estime de soi propre aux membres des services de soutien, qui sont gratifiés davantage pour leur disponibilité que pour la qualité de leur travail, et qui ne bénéficient pas auprès des patients de l’aura d’une discipline thérapeutique. L’image est encore plus accentuée pour le groupe du personnel de salle et instrumentistes, qui affichent les plus bas scores en accomplissement personnel et les plus haut en épuisement émotionnel de toute notre étude ; ce sont eux qui ressentent le moins de reconnaissance pour le travail accompli et qui pâtissent le plus des modifications et des retards du programme opératoire. L’image est exactement inversée chez les chirurgiens, qui ont les scores les plus faibles en manque d’accomplissement personnel et les plus bas en épuisement émotionnel (p < 0.05). Ce phénomène est confirmé par une étude anglaise qui montre que, à niveau d’épuisement égal, les radiologues ont moins de satisfaction professionnelle que les chirurgiens (p < 0.02) [80].
La photographie du bloc opératoire obtenue par le MBI donne une image beaucoup plus pessimiste que la plupart des enquêtes réalisées jusqu’ici dans des milieux hospitaliers analogues. Bien qu’ayant le même profil pour la dépersonnalisation (93% pour les niveaux modéré et élevé), les urgentistes canadiens étudiés par Lloyd ont des scores moins importants pour l’épuisement émotionnel (moyen 33%, élevé 12%) et un meilleur sentiment d’accomplissement personnel (bas 44%, élevé 21%) [61]. Une étude norvégienne conduite pendant une période de coupes budgétaires donne des résultats superposables, sauf pour la dépersonnalisation, dont le score est nettement moins élevé [84]. En soins intensifs, les scores d’épuisement et d’accomplissement sont équivalents, mais le degré de dépersonnalisation est moins important [38]. Fort de son image sociale, le personnel soignant éprouve en général un haut degré de satisfaction professionnelle (jusqu'à 98% dans certaines études), même lorsque son engagement est intense ou qu’il est fatigué ; cela est particulièrement vrai pour les médecins, qui ressentent davantage de gratification que les infirmières [21,34,39,84]. Les facteurs qui procurent le plus de satisfaction sont la diversité des tâches, les responsabilités cliniques, l’indépendance, l’opportunité de mettre en valeur ses capacités, la collaboration entre collègues et la carrière académique [46,61]. Ainsi, la charge de travail et la difficulté des cas cliniques ne sont pas des stresseurs significatifs ; elles sont plutôt vécues comme un défi pour éprouver ses performances [2,34]. Ce qui provoque le plus de tension mentale et d’usure tient au manque de contrôle sur l’environnement professionnel, aux demandes contradictoires, aux conflits de rôle, et au manque de reconnaissance [2,79,82]. L’impact de ces phénomènes est partiellement amorti par une bonne estime de soi et un haut sentiment d’efficacité personnelle [9,26]. Des relations tendues avec les supérieurs hiérarchiques sont directement corrélées à l’importance de l’épuisement émotionnel et de la dépersonnalisation ; de plus, les soignants ont des relations interpersonnelles d’autant meilleures qu’ils éprouvent un fort degré d’accomplissement personnel [55]. Ces remarques laissent clairement entendre que la situation actuelle du bloc opératoire est dangereuse. Il est impératif que les risques élevés de burnout soient connus de tous, afin de prendre en charge les souffrances du personnel et d’appliquer des mesures préventives. Il s’agit notamment d’assurer un programme opératoire cohérent et de rendre sensible le besoin de reconnaissance par ceux qui incarnent l’autorité, tels les supérieurs hiérarchiques et les opérateurs.
Les personnes qui travaillent dans un bloc opératoire représentent un échantillonnage de la population nationale. Or l’étude sur le stress conduite dans notre pays montre que 27% des Suisses sont très souvent stressés, que les femmes le sont davantage que les hommes, et que les pressions professionnelles en sont la cause principale [79]. Un bloc opératoire peut aussi être considéré comme une caisse de résonance de l’institution, un endroit par nature dépersonnalisé et dépersonnalisant permettant d’exprimer une insatisfaction qui dépasse largement sa structure. La dépersonnalisation dans le travail est aussi une manière d’attirer l’attention des autres sur un malaise, en particulier celle des supérieurs. Cette attitude est confortable parce qu’elle ne permet pas d’identifier un individu ou un autre comme responsable, mais elle entretient toute une série de dysfonctionnements qui pénalisent gravement la qualité collective du travail. Cet état d’esprit est d’autant plus fâcheux qu’il tend à conditionner des synergies dans certains groupes, des réactions en chaîne ou des effets « boule de neige », tels des démissions en cascade ou des abandons de poste.
Les réponses aux 23 items de la question 10 sur des points particuliers de fonctionnement quotidien ne font pas ressortir de faits vraiment saillants. Seules quatre données se détachent nettement de la moyenne : le désagrément des interruptions dans le travail ou des modifications de programme, le sentiment d’être apprécié pour le travail accompli et d’être fier de travailler dans un bloc opératoire, l’entraide entre collègues, et l’indifférence au contact humain avec les malades. Il est possible que la formulation ou l’échelle de valeurs (score de 1 à 6) soient inadéquates ou imprécises. Il est aussi probable que les questions imaginées comme importantes ne correspondent pas à de vrais problèmes dans le vécu du personnel. Mais ceci est d’autant plus étonnant que les commentaires libres (Questions 11, 12 et 13) sont frappants par leur cohérence : sans qu’ils ne soient suggérés par aucun libellé, ils convergent vers deux axes principaux : les défauts d’organisation (38% des réponses) et les problèmes de comportement (27% des réponses). Le manque de personnel vient en troisième position (13% des réponses), suivi par le désagrément des locaux (9%), le manque de matériel (8%) et l’insuffisance d’encadrement (5%). Ces données sont capitales, car elles traduisent le vécu spontané du personnel. Les six rubriques que nous avons utilisées ont été crées pour pouvoir classer statistiquement les réponses dont l’énoncé est éminemment variable, car chacun s’exprime à sa manière. Elles nous paraissent couvrir adéquatement le spectre des réponses dans toute leur diversité ; en augmenter le nombre par souci de précision diminuerait la cohérence des messages. Bien qu’un biais subjectif puisse s’introduire lors de cette attribution, les réponses nous ont paru en général assez claires pour ne pas laisser planer de doute quant à leur signification.
On peut être surpris que le manque de personnel et de matériel, plainte traditionnelle de tous les services hospitaliers, ne viennent qu’en troisième (13% des réponses) et cinquième (8% des réponses) position respectivement ; pourtant, l’écart avec les problèmes d’organisation et de comportement est manifeste. Le manque de personnel est peut-être plus important que ne le suggère le chiffre mentionné, car les défauts d’encadrement (en queue de liste avec 5% des réponses) sont dus en grande partie à l’insuffisance quantitative en aînés ; toutefois, l’addition des deux rubriques (18%) ne changerait pas l’ordre d’importance. Il est également certain qu’une partie des problèmes d’organisation tient à l’indisponibilité de salles d’opération, donc de personnel, et que les tensions qui règnent sont partiellement dues à la surcharge de travail, donc également au manque de personnel ; toutefois, ces points ne sont pas quantifiables. Dans la question 10, on a vu que les instrumentistes sont le groupe le plus touché par le manque de personnel ; comme neuf infirmières-anesthésistes ont quitté le service depuis la collecte du questionnaire, il est probable que ce point serait coté beaucoup plus haut si la question était posée aujourd’hui (septembre 2002) à ce groupe professionnel. L’absence ou les défectuosités de matériel portent essentiellement sur les instruments chirurgicaux, et pour une bonne part sur les problèmes non réglés de la stérilisation du bloc opératoire. Les critiques sur les locaux, quatrième point par ordre d’importance, concernent l’absence de lumière du jour dans plus de la moitié des cas (52%) ; malheureusement, les contraintes architecturales rendent ce point difficilement améliorable. Les problèmes qui paraissent les plus irritants dans le quotidien, tels le matériel obsolète ou introuvable, l’absence de lumière du jour ou l’insuffisance d’encadrement, se révèlent donc être secondaires lorsque les gens réfléchissent « à froid ».
La place étonnante occupée par les aspects relationnels et comportementaux est un bon marqueur de l’atmosphère tendue ou résignée qui règne quotidiennement dans le bloc opératoire. Il faut dire qu’il s’y croise plusieurs populations de soignants très différentes les unes des autres, évoluant selon des comportements qui ne sont bien souvent que les archétypes d’une corporation. Les chirurgiens considèrent en général la salle d’opération comme une propriété à leur disposition ; ils accordent peu d’écoute aux problèmes de ce qu’ils voient comme de la simple intendance ; leur travail se partage entre le bloc opératoire, les visites quotidiennes aux étages, les admissions et la gestion administrative (dossiers, etc). Les anesthésistes passent l’essentiel de leur temps en salle d’opération, sans pour autant avoir un contrôle efficace sur le déroulement du programme quotidien ; ils ont une fonction de soutien, et leur spécialité n’est pas à proprement parler une thérapeutique ; ils ont peu de contact en-dehors du bloc opératoire. Les infirmières instrumentistes et anesthésistes bénéficient d’une formation technique poussée dans leurs domaines, mais ont peu de contact avec les malades ; leurs relations quotidiennes se passent essentiellement avec d’autres soignants. Le corps médical fonctionne sur la base d’un « contrat » avec le malade, et ne bénéficie pas d’horaire fixe : le travail est fini lorsque les cas du jour sont terminés (cette donnée s'est modifiée depuis lors). Le personnel infirmier, au contraire, jouit d’horaires fixes, souvent dépassés mais théoriquement compensés financièrement ou en congés. Les membres de chaque communauté paraissent facilement interchangeables aux yeux de ceux des autres disciplines.
Il existe parfois des contradictions entre les réponses à la question 10 et les remarques individuelles (questions 11, 12 et 13) : le fait de se sentir apprécié, par exemple, est coté en moyenne à un niveau jugé satisfaisant, alors que les sentiments d’abattement et d’isolement dominent dans les questions libres. On peut se demander si ce type de question a été mal formulé ou incorrectement interprété. Toutefois, une analyse plus fine révèle une logique dans les réponses. En effet, les scores de la question « je me sens apprécié pour le travail que j’accomplis » sont inverses de ceux de la question « je me sens insatisfait du travail que j’accomplis »; la corrélation est statistiquement significative (p < 0.01 et r = 0.8). D’autre part, les personnes qui ont fait des commentaires libres allant dans le sens d’un sentiment de dévalorisation ne se sentent pas appréciées pour le travail qu’elles accomplissent et sont insatisfaites de ce qu’elles font. Malgré la dispersion apparente, on peut donc dire que les résultats sont cohérents.
Plusieurs thèmes reviennent avec insistance parmi les commentaires que nous avons classés sous la rubrique « comportements ».
- Le manque de respect des autres : dévalorisation, ingratitude, absence de reconnaissance ; « on n’est qu’un numéro » est une mention qui est souvent répétée.
- La malhonnêteté intellectuelle : hypocrisie, non respect des règles, tricheries diverses, définies par des remarques telles « installer des détecteurs de mensonge ».
- Les humeurs de chacun : agressivité, arrogance, négativisme ; quelqu’un propose d’ « éliminer les voyous », ou encore « 10 ans de pratique intensive de yoga » pour travailler au bloc.
- La démotivation : manque d’enthousiasme et d’engagement, notamment chez ceux qui devraient être des leaders.
- L’absence d’esprit d’équipe : manque d’entraide, conduites outrageusement narcissiques, luttes pour le pouvoir personnel, querelles de territoire et rivalités entre chefs.
- Les mauvaises communications.
- L’imprécision des rôles et le manque de soutien de la part des supérieurs.
Ces données n’ont rien d’original ; elles se retrouvent dans de nombreux travaux sur la vie en bloc opératoire [73,74,98]. Elles réaffirment cependant que toute organisation est basée sur la participation des individus qui la composent, et que, telle une auberge espagnole, elle ne fonctionne qu’au moyen de ce que chacun lui apporte. Elles montrent aussi que certains profils psychologiques sont mal adaptés au travail en équipe et à la gestion des situations stressantes, ce qui peut rendre le groupe instrumentiste - chirurgien - anesthésiste un trio infernal ou une mission impossible.
L’organisation du programme opératoire électif et de la prise en charge des urgences sont critiqués de toutes parts (38% des réponses), mais chacun se renvoie la balle : les chirurgiens se plaignent du temps perdu entre les cas, les anesthésistes de la longueur des opérations, et les instrumentistes de la bousculade des enchaînements trop rapides. Le personnel du bloc réclame davantage de rigueur dans la gestion du programme, alors que les chirurgiens demandent plus de souplesse ! Cependant, plusieurs points négatifs reviennent avec insistance : les modifications de programme, les dépassements d’horaire, les interruptions, les attentes, les lenteurs et les retards. Sont aussi fréquemment mentionnés : l’absence de régulation efficace, la complexité des communications, le contournement des règles de fonctionnement ou la désinvolture avec laquelle on les transgresse. Le désordre du programme n’est pas qu’un simple problème administratif de gestion interne. S’il occupe la première place parmi les facteurs de pénibilité et les changements souhaités, c’est qu’il est la résultante d’une série de dysfonctionnements : répartition inadéquate des salles d’opération pour les différents services chirurgicaux, manque de postes de travail dans tout le personnel, flou artistique dans les règles de fonctionnement très profitable à certains, absence d’autorité forte face à la hiérarchie chirurgicale, sentiment de mépris pour le personnel qui n’a qu’à s’adapter aux modifications. On ne peut comprendre l’importance attribuée au programme opératoire qu’à la lumière des remarques liées au comportement : tricherie dans les annonces d’horaire, irrespect vis-à-vis des contraintes des autres spécialités, arrogance dans les modifications de dernière minute, blocage réactionnel après des demandes jugées excessives, enfin démotivation par impuissance et résignation personnelle.
Si le fonctionnement des services utilisateurs est devenu de plus en plus laxiste et désorganisé, c’est que les individus qui les composent tendent à entretenir le désordre parce qu’ils en tirent des bénéfices à court terme, même s’ils sont dérisoires. Dans une institution de troisième génération, cette attitude est devenue clairement autodestructrice ; elle est illustrée de manière caricaturale par les fuites en avant et les comportements de type « tout faire péter » ou « laisser pourrir la situation », conduite suicidaire qui ne résout aucun problème. Au contraire, elle génère une incapacité de plus en plus marquée à regarder la réalité en face, et entraîne une conduite réactive plutôt que proactive. Elle induit aussi une tendance à la triangulation, qui se retrouve dans l’exposé de chaque problème, comme on l’a déjà mentionné. Ainsi, l’inadéquation entre l’offre et la demande de soins est un problème institutionnel pour les médecins, politique pour l’institution, et médical pour les politiciens !
A la recherche de solutions
« Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire » a dit un jour W. Fassbinder à propos de ses films. Exposer le problème du stress est le premier but de notre enquête : le simple fait de reconnaître l’existence du burnout et d’admettre que chacun en est potentiellement victime sans que cela soit un signe de faiblesse est la condition première pour envisager une solution aux problèmes posés. Simultanément, une exigence d’équilibre entre les besoins personnels et les devoirs professionnels se fait jour, particulièrement parmi les juniors en formation qui ne veulent plus mener la vie de « forçats dévoués » de leurs aînés. Car les professions de santé sont des métiers à risque, et la vie en salle d’opération est pleine de dangers, aussi bien pour les soignants que pour les patients [39]. Pour paraphraser la mise en garde figurant sur les paquets de cigarettes, on peut dire : Caring can damage your health ! [4]. Par extrapolation, le macrocosme du bloc opératoire n’est qu’une expression collective du microcosme vécu par chaque individu, une amplification de chaque insatisfaction personnelle ; à telle enseigne qu’une amélioration ponctuelle, même importante, ne plaira jamais qu’à un petit groupe d’individus, et agacera les autres. La résultante est une impression d’insatisfaction persistante.
Toute surcharge n'engendre pas l'épuisement ; c'est le sentiment qu'a l'individu d'être à bout de ressources, de faillir à la tâche qu'il s'est fixée et de se battre contre une inertie toute-puissante qui entraîne l'impression d'échec. Le burnout n'est pas inéluctable pour plusieurs raisons. D'abord, chacun possède des stratégies comportementales pour gérer le stress, que ce soit des techniques d'affrontement, plus efficaces, ou d'évitement, associées à de plus hauts niveaux d’épuisement. L’effet modérateur de ces stratégies est plus marqué lorsqu’elles s’appliquent au niveau des perceptions individuelles du stress que lorsqu’elles portent sur des comportements extérieurs [95]. Elles ne doivent pas se résumer à des connaissances intellectuelles, mais déboucher sur des modifications réelles dans le quotidien et bénéficier de l’appui de la hiérarchie et de l’institution ; sans traduction dans les faits, sans investissement du système organisationnel, elles ne sont qu’une source de frustration supplémentaire [58]. L’impression du manque de contrôle, perçue comme le stresseur majeur par le personnel des services de soutien, n’est pas une situation sans issue ; une attitude plus assertive dans l’emploi du temps et la réponse aux demandes, associée à une participation efficace dans la gestion administrative, peut déboucher sur une existence plus vivable [22]. La possibilité de démontrer ses capacités et de les voir reconnues procure un épanouissement professionnel qui est la principale barrière contre le burnout. Toutefois, l’idée que l’on doit être capable de prendre en charge toute tâche, quelle que soit sa difficulté ou son importance, est une attitude louable mais terriblement dangereuse pour l’équilibre mental de l’individu. D’autre part, personne n'est totalement isolé: le support des collègues et de la hiérarchie, les relations affectives et sociales, tempèrent les effets des agents stresseurs et de l'épuisement [56]. De ce point de vue, les femmes seules sont une catégorie à risque particulièrement élevé ; il faut pouvoir les seconder le cas échéant. Les supérieurs ont un rôle déterminant, car leur attitude a beaucoup plus d’impact que celle des collègues ou de la famille puisqu’ils représentent l’autorité [55,58,73,74,79] ; face au personnel stressé et épuisé, les comportement autoritaires et punitifs ont un effet catastrophique.
Enfin, des modifications peuvent avoir lieu pour échapper au surinvestissement et à l'épuisement professionnels; elles portent sur deux niveaux différents: (1) sur le plan individuel, le soignant peut opérer une prise de conscience et apprendre à gérer son stress, à garder la bonne distance d'investissement, et à réaliser que sa valeur existentielle ne tient pas seulement à ce qu'il accomplit dans sa profession; (2) sur le plan institutionnel, l'organisation peut atténuer les éléments stresseurs en améliorant les conditions de travail, en créant un milieu plus encourageant, et en offrant du temps pour des travaux personnels valorisants (formation continue, travaux de recherche, carrière académique, publications, etc) [45,61] . En observant les projets professionnels des personnes interrogées (Question n° 7), on constate que les solutions envisagées vont dans le sens de ce dernier point. En effet, 29% des médecins-anesthésistes désirent disposer de temps pour l’enseignement et l’encadrement, et 27% aimeraient consacrer un temps fixe à la recherche, ce que désirent également 38% des chirurgiens ; 30% des infirmières anesthésistes voudraient s’investir davantage dans l’encadrement au sein du bloc opératoire. La diminution du taux d’activité dans le bloc intéresse le tiers des infirmières anesthésistes et 29% des médecins anesthésistes. Enfin, la moitié des instrumentistes aimeraient se spécialiser dans un secteur ou une activité particulière du bloc ; ceci traduit probablement le besoin de faire partie d’une petite équipe au sein de laquelle l’estime mutuelle est plus facile, le travail mieux partagé, et les horaires plus cohérents. Il est encourageant de noter que l’abandon du bloc pour d’autres secteurs hospitaliers ou d’autres institutions et l’attente passive de la retraite viennent en queue de liste. Le travail clinique reste le centre d’intérêt de chacun, puisque personne ne veut se consacrer exclusivement à la recherche, à l’enseignement ou à l’administration. Malgré la lassitude ambiante, on a la nette impression que le personnel n’a pas démissioné et a encore l’énergie de faire des projets.
Les contraintes économiques, qui poussent à « rentabiliser » les dépenses de santé, créent de nouveaux impératifs extérieurs au monde hospitalier ; les soignants en ressentent une frustration constante dans la qualité des prestations qu’ils se jugent en droit d’offrir à leurs patients. Ces dernières années, la médecine hospitalière occidentale a été très profondément marquée par les influences du marché économique et par les régulations bureaucratiques. D’autre part, l’accroissement de la technicité et la nécessité de travailler en équipe a rapproché certaines spécialités médicales de situations apparemment très différentes, telles qu’on les rencontre dans les avions de ligne, les plate-formes pétrolières ou l’industrie nucléaire. Ces domaines ont en commun avec le bloc opératoire de vivre des conditions stressantes en constante modification, d’être sensibles aux risques et aux accidents, de vivre en espace clos, et de dépendre du fonctionnement d’équipes soudées et non de performances individuelles [29,49]. S’il y a des modèles à rechercher pour gérer un bloc opératoire, on les trouvera plutôt dans les grands aéroports que dans l’histoire de la médecine. De ce fait, le profil psychologique des soignants doit se modifier. Si les problèmes de comportement occupent une telle place dans le fonctionnement du bloc, c’est en grande partie parce que le personnel qui y travaille n’est pas adapté ni formé à cet environnement particulier, fort éloigné de l’image traditionnelle du médecin ou de l’infirmière. La chirurgie ou l’anesthésie, par exemple, étaient initialement des métiers d’individualistes dont le succès tenait à des prouesses techniques personnelles ; ces disciplines deviennent maintenant les rouages d’une équipe multidisciplinaire de soins au bloc opératoire et en médecine périopératoire. Dans cette perspective, la solution aux problèmes de comportement passe par une sélection psychologique adéquate et par un apprentissage à la vie en équipe. Il est désormais concevable que la manière de gérer son stress devienne partie intégrale des éléments déterminants dans la sélection des soignants, puisque les traits psychologiques et comportementaux qui font le lit de l'épuisement professionnel sont déjà décelables pendant les études précliniques [5,19,92].
Un certain degré d’anxiété est nécessaire au maintien de la vigilance et de la sécurité, mais le taux d’angoisse individuel et le manque de confiance en soi sont des facteurs prédisposant à l’épuisement émotionnel [8,65,84]. Ces traits sont déjà repérables chez le jeune adulte lorsqu’il est étudiant [75]. L’idée d’une sélection psychologique des candidats commence donc à faire son chemin en anesthésiologie, car il existe une nette corrélation entre les performances en fin de formation et certains types de personnalité [35,83]. Le succès académique est certes lié à l’intelligence, mais l’adéquation clinique et la compatibilité relationnelle sont fonction du tempérament individuel. Les facteurs qui apparaissent déterminants sont la stabilité, l’assertivité, la chaleur humaine, la motivation et la vigueur [14,83]. Une enquête récente utilisant un questionnaire de personnalité (Cloninger Temperament and Character Inventory) a mis en évidence des traits de caractères saillants parmi les anesthésistes comparés à la moyenne du corps médical ; ils sont coopératifs, responsables, introvertis, plutôt inquiets et obsessionnels [50,15,91]. Dans un bloc opératoire où le comportement individuel est ressenti comme un problème majeur et où le quart du personnel souffre gravement de burnout, ces exemples prennent toute leur signification.
Dans la situation présente, il s’agit d’échafauder des solutions pour les problèmes propres au bloc opératoire du CHUV. Les résultats du questionnaire montrent que les points essentiels sont (1) l’organisation et (2) le comportement, suivis par (3) le manque de personnel ; les problèmes de matériel et de locaux paraissent moins importants. Les problèmes organisationnels sont théoriquement solubles par l’institution, même s’ils impliquent des changements et des investissements importants. Les problèmes de comportement ne peuvent être résolus que par une meilleure adéquation des individus ; cela implique un effort de chacun sur lui-même et une meilleure sélection du personnel. Ces conclusions rejoignent celles de l’étude sur les coûts du stress en Suisse, qui considère que les stratégies institutionnelles et individuelles sont complémentaires et qu’elles doivent se combiner pour lutter efficacement contre les préjudices causés par le stress [79]. Ces derniers sont de plus en plus onéreux pour la société ; toutes les mesures prises pour atténuer les méfaits du stress et de l’épuisement contribuent à la lutte contre le renchérissement de la santé.
A la lumière des remarques faites dans la discussion, nous avons scindé les propositions pratiques en deux groupes distincts : d’une part, les problèmes liés à l’organisation et au manque de personnel, qui sont solubles à plus ou moins bref délai, et d’autre part les problèmes de comportement liés à la sélection du personnel et aux concepts de travail en équipe, qui relèvent de projets à long terme. Dans la première catégorie, nous placerons également les propositions concernant le matériel et les locaux.
Problèmes organisationnels
- Mise en place de la Préhospitalisation pour tous les services de Chirurgie, qui permettra une planification efficace des cas électifs.
- Mise au point d’une grille opératoire réaliste et respectée qui puisse satisfaire aux besoins de tous les services ; ce point doit être l’objet de négociations entre la Direction Générale, le Collège de chirurgie et la Direction du bloc opératoire, en se basant sur les statistiques et les dysfonctionnements actuels du bloc.
- Constitution d’une autorité forte chargée de la gestion du bloc, cautionnée par la Direction et par les Chefs de Service, reconnue pour sa compétence, qui puisse émettre et faire respecter des règles précises : horaires et durées du programme, limitation des modifications ou des transferts entre zones différentes (programme électif, urgences), etc. Seule sa présence peut assurer la cohérence du programme opératoire.
- Dotation en postes de travail correspondant aux besoins réels, compte tenu de la nécessité d’encadrer le personnel en formation, de remplacer les absents ou les malades, de revoir les horaires (voir ci-dessous), d’offrir du temps pour les travaux personnels, et d’assurer une réserve pour les variations imprévisibles dans les demandes.
- Confection d’horaires communs par équipes composées d’instrumentistes, d’infirmières-anesthésistes et de médecins anesthésistes.
- Confection d’horaires favorisant une meilleure répartition du temps de travail par diminution de la durée de présence dans le bloc opératoire et par intégration des demandes de pourcentage.
- Révision de l’emploi du temps et des horaires de chaque catégorie professionnelle selon ses contraintes de fonctionnement, de manière à mettre à disposition du temps pour la formation continue ou les travaux personnels en-dehors du bloc opératoire, et à diminuer le temps de travail en continu dans le bloc par rapport à la durée hebdomadaire de présence à l’hôpital.
- Mise en route de cahiers des charges définissant les tâches liées à chaque fonction ; ces cahiers doivent être agréés par l’ensemble du personnel, par exemple dans le cadre du Colloque de direction du bloc opératoire qui se réunit chaque mois.
- Participation du personnel du bloc aux décisions administratives le concernant (Colloque sus-mentionné, par exemple), et informations par la Direction des problèmes de gestion globale (budget, remplacement de matériel, etc).
- Améliorations de la convivialité des locaux, telle une cafétéria plus claire.
Problèmes de comportement
- Sélection progressive du personnel infirmier et médical sur la base de ses capacités à fonctionner en équipe, par analogie avec ce qui est pratiqué par exemple dans les compagnies d’aviation (des contacts sont noués avec les responsables de la sélection du personnel de cockpit chez Swissair) ; la qualification psychologique doit avoir lieu en début de formation. Ce point représente un bouleversement dans les conceptions de la formation, notamment en médecine, car l’unité fonctionnelle n’est plus l’individu, mais l’équipe elle-même ; ceci bat en brèche le corporatisme traditionnel des différentes spécialités.
- Sélection des individus en fonction de leur capacité à s’investir dans les activités communes et à fonctionner de manière solidaire et généreuse.
- Sélection des supérieurs hiérarchiques opérée en fonction de leurs capacités à coordonner différentes activités, à assumer les situations critiques, et à harmoniser l’atmosphère de travail.
- Mesures contre les comportements irrespectueux ou incompatibles avec le travail en groupe.
- Liaison entre le bloc et la période péri-opératoire : préhospitalisation, visites communes aux soins intensifs et soins continus, contrôle de la qualité du travail au bloc par les données du suivi postopératoire.
- Création de travail en situations simulées, notamment sur simulateur d’anesthésie, pour l’évaluation des comportements et l’apprentissage des réactions optimales face au stress aigu et chronique [20,87].
- Prise en charge de l’usure thérapeutique des soignants : possibilités de temps professionnel en-dehors du bloc, alternatives de poste de travail au sein de l’institution, etc.
Il ressort régulièrement du texte qu’une des sources d’insatisfaction est l’organisation de l’activité chirurgicale ; de ce point de vue, il s’agit d’abord de trouver une solution au problème de la divergence entre l’offre de la part du bloc opératoire et la demande venant du Département de Chirurgie : quelles doivent être les capacités d’accueil des divisions, du bloc et des services en aval ? Quelle doit être la patientèle des services de chirurgie ? Comment planifier les flux de malades au niveau hospitalier, régional, cantonal, voir intercantonal ? Si l’on ne trouve pas de dénominateur commun à ces questions, les réponses seront insatisfaisantes et conflictuelles.
Si l'individu est seul à pouvoir se changer lui-même, l'institution, par contre, peut modifier les conditions de travail pour soulager les soignants. Il est malheureux de gaspiller un outil de travail aussi précieux qu’un bloc opératoire, que la majorité des gens interrogés n’ont pas l’intention d’abandonner à son sort. Les contraintes et les restrictions de ces dernières années ont pour corollaire une surcharge individuelle et une disparition du plaisir à travailler ; mais le travail se fait malgré tout, parce que l’on fonctionne en général à la limite extrême des possibilités de chacun, ce qui revient à confondre vitesse de pointe et vitesse de croisière. Et ce qui conduit inévitablement à l’épuisement.
Résumé et conclusions
Le malaise grandissant qui règne dans le bloc opératoire et la pauvreté de la littérature concernant le stress en salle d’opération nous ont incités à mener une enquête auprès du personnel du bloc sous forme d’un questionnaire anonyme comprenant une partie démographique, une évaluation des stratégies individuelles de gestion face au stress, une évaluation du degré d’épuisement professionnel (burnout), des questions précises sur le fonctionnement quotidien, et des questions auxquelles répondre en texte libre sur les principaux facteurs de pénibilité et sur les mesures prioritaires à prendre. Cent-trente-neuf réponses nous sont parvenues (avril 2000), ce qui représente un taux de réponse de 23% pour les chirurgiens, 32% pour les instrumentistes, 66% pour les infirmières anesthésistes et 68% pour les médecins anesthésistes. Les répondants sont en majorité dans la classe d’âge de 31-40 ans et travaillent depuis moins de 10 ans au bloc ; 13% travaillent à temps partiel. La validité d’un tel questionnaire présente certaines limitations. Les participants se jugeant eux-mêmes, il est possible que les réponses soient partiellement biaisées par le désir de démontrer une attitude particulière. D’autre part, chacun traduit dans ses réponses les sentiments du vécu de ce jour-là. Il existe aussi un problème d’échantillonnage ; les personnes les plus découragées ont tendance à ne plus répondre à ce genre de demande, parce que leur abattement leur fait dire que rien ne s’améliorera de toute manière : le 20% du personnel fait part d’un pessimisme profond sur les possibilités de changement.
Face au stress, la très grande majorité pratique des stratégies d’affrontement et de contrôle actif plutôt que des stratégies d’échappement et de repli : la différence entre les comportements de type A (« affrontement ») et de type B (« évitement ») est significative (p < 0.05). Efficace dans les évènements aigus, ce type de comportement est épuisant lorsque l’individu ne peut pas maîtriser les situations, ce qui est typiquement le cas pour les services de soutien comme un bloc opératoire, dont les contraintes dépendent de nombreux facteurs extérieurs. L’épuisement professionnel a été systématisé en trois composantes par Maslach, dont nous avons repris le questionnaire de 22 items. Les résultats pour l’ensemble des personnes interrogées sont les suivants :
Epuisement émotionnel | Dépersonnalisation | Manque d’accomplissement personnel |
Elevé : 25% | Elevé : 26% | Elevé : 32% |
Modéré : 47% | Modéré : 65% | Modéré : 37% |
Bas : 28% | Bas : 9% | Bas : 31% |
Les femmes sont nettement plus marquées que les hommes par l’épuisement émotionnel (33% versus 16% pour le score élevé) et souffrent davantage du peu d’accomplissement personnel (39% versus 24%). Les instrumentistes ont les scores les plus hauts pour toutes les composantes du burnout ; les médecins ont un meilleur sentiment d’accomplissement personnel que les infirmières. Il existe un clivage très significatif entre les résultats groupés du personnel fixe du bloc opératoire (instrumentistes et anesthésistes) et ceux des chirurgiens ; ces derniers sont moins épuisés émotionnellement et ont un meilleur sentiment d’accomplissement personnel. D’une manière générale, il n’y a pas de différence entre les groupes pour la dépersonnalisation : les 91% des personnes interrogées se situent dans les catégories de score moyen et élevé; cette donnée met en évidence le fait que les spécialités investiguées attirent naturellement des individus qui ne recherchent pas un contact humain poussé avec les malades. De ce point de vue, la deuxième composante du burnout ne contribue pas à déterminer l’importance de l’épuisement professionnel dans la population d’un bloc opératoire. La troisième composante doit être interprétée en fonction des caractéristiques propres à des services de soutien : la cohorte interrogée se réparti en trois tiers presqu’égaux, avec une légère prédominance dans le groupe supérieur (38% de manque grave). Là non plus, le test ne discrimine pas l’importance du burnout ; à notre avis, ce fait illustre essentiellement la perte d’estime de soi propre aux membres des services de soutien, qui sont gratifiés davantage pour leur disponibilité que pour la qualité de leur travail, et qui ne bénéficient pas auprès des patients de l’aura d’une discipline thérapeutique. La photographie du bloc opératoire donnée par les réponses sur le burnout est nettement plus pessimiste que la plupart des enquêtes analogues réalisées jusqu’ici dans les milieux hospitaliers, notamment en ce qui concerne l’image de soi.
Les réponses aux 23 questions sur des points particuliers de fonctionnement quotidien font ressortir quelques données importantes : le harassement continuel dû aux interruptions dans le travail et aux modifications du programme opératoire, le sentiment d’être fier de travailler dans un bloc opératoire, l’entraide entre collègues, et l’indifférence au contact humain avec les malade ; le manque de contrôle sur l’organisation de ses activités obtient le plus haut score chez les médecins anesthésistes ; les difficultés techniques ou médicales de la journée ne sont une cause de stress important pour aucune des professions ; la défectuosité ou l’indisponibilité du matériel sont la cause de stress qui obtient le plus haut score chez les instrumentistes et le deuxième chez les chirurgiens ; ce sont les chirurgiens qui ressentent le plus de satisfaction pour le travail accompli, et les instrumentistes qui en éprouvent le moins.
Les commentaires aux questions libres sur les facteurs de pénibilité et les priorités dans les changements à opérer sont frappants par leur cohérence. Sans qu’ils ne soient suggérés par aucun libellé, ils convergent vers deux axes principaux : les défauts d’organisation (38% des réponses) et les problèmes de comportement individuel (27% des réponses) ; le manque de personnel vient en troisième position (13% des réponses), suivi par le désagrément occasionné par des locaux borgnes (9%), le manque de matériel (8%) et l’insuffisance d’encadrement (5%). Ces données sont capitales, car elles traduisent le vécu spontané des individus. Le manque de personnel est peut-être plus important que ne le suggère le chiffre mentionné, car les défauts d’encadrement sont dus en grande partie à l’insuffisance quantitative en aînés. Il est également certain qu’une partie des problèmes d’organisation tient à l’indisponibilité de salles d’opération, donc de personnel, et que les tensions qui règnent sont partiellement due à la surcharge de travail, donc également au manque de personnel. L’absence ou les défectuosités de matériel portent essentiellement sur les instruments chirurgicaux, et pour une bonne part sur les problèmes non réglés de la stérilisation du bloc opératoire.
La place étonnante occupée par les aspects relationnels et comportementaux est un marqueur de l’atmosphère tendue ou résignée qui règne dans le bloc opératoire. Plusieurs thèmes apparaissent parmi les commentaires : le manque de respect des autres, la malhonnêteté intellectuelle, les humeurs de chacun, la démotivation, les mauvaises communications, l’imprécision des rôles, le manque de soutien de la part des chefs, et l’absence d’esprit d’équipe entre groupes professionnels. Plusieurs populations de soignants très différentes les unes des autres cohabitent dans un bloc opératoire ; leurs horaires diffèrent, et elles évoluent selon des styles marqués par leur corporation. Les problèmes de comportement occupent une place prépondérante parce que le personnel qui travaille au bloc n’est ni formé ni adapté à cet environnement particulier, fort éloigné de l’image traditionnelle du médecin ou de l’infirmière en temps que métiers individualistes dont le succès tient à des performances personnelles ; ces disciplines, de plus en plus soumises à des contraintes financières, deviennent maintenant les rouages d’une équipe multidisciplinaire de soins au bloc opératoire et en péri-opératoire. Dans cette perspective, la solution aux problèmes de comportement passe par une sélection psychologique adéquate et par un apprentissage à la vie en équipe. Il est désormais concevable que la manière de gérer son stress devienne partie intégrale des éléments déterminants dans la sélection des soignants, comme c’est le cas pour le personnel des compagnies aériennes.
L’organisation du programme opératoire électif et de la prise en charge des urgences est critiquée de toutes parts, mais les différents groupes professionnels se renvoient la balle entre eux. Cependant, plusieurs points négatifs reviennent avec insistance : les modifications de programme, les dépassements d’horaire, les interruptions, les attentes, les lenteurs et les retards ; sont aussi fréquemment mentionnés : l’absence de régulation efficace, la complexité des communications ou la désinvolture avec laquelle on transgresse les règles de fonctionnement. Le désordre du programme n’est pas qu’un simple problème administratif de gestion interne ; s’il occupe la première place parmi les facteurs de pénibilité et les changements souhaités, c’est qu’il est la résultante d’une série de dysfonctionnements : répartition inadéquate des salles d’opération pour les différents services chirurgicaux, manque de postes de travail dans tout le personnel, flou artistique dans les règles de fonctionnement, absence d’autorité forte face à la hiérarchie chirurgicale, sentiment de mépris pour le personnel qui n’a qu’à s’adapter aux modifications. On ne peut comprendre l’importance attribuée au programme opératoire qu’à la lumière des remarques liées au comportement : imprécision dans les annonces d’horaire, irrespect vis-à-vis des contraintes des autres spécialités, arrogance dans les modifications de dernière minute, blocage réactionnel après des demandes jugées excessives, enfin démotivation par impuissance et résignation personnelle.
Malgré la lassitude ambiante, on a la nette impression que le personnel n’a pas démissionné, puisqu’un tiers des personnes interrogées ne désire pas changer d’activité, et un tiers voudrait diminuer son pourcentage au sein du bloc pour se consacrer davantage à l’enseignement ou à la recherche ; la moitié des instrumentistes aimeraient se spécialiser dans un secteur particulier du bloc, ce qui traduit le besoin de faire partie d’une petite équipe au sein de laquelle l’estime mutuelle est plus facile, le travail mieux partagé, et les horaires plus cohérents. L’abandon du bloc pour d’autres secteurs hospitaliers ou d’autres institutions concerne une minorité de personnes.
Les résultats du questionnaire montrent que les points essentiels sont (1) l’organisation et (2) le comportement, suivis par (3) le manque de personnel ; les problèmes de matériel et de locaux paraissent moins importants. Nous avons donc scindé les propositions pratiques en deux groupes distincts: d’une part, les problèmes liés à l’organisation et au manque de personnel, qui sont solubles par l’institution même s’ils impliquent des changements et des investissements importants, et d’autre part les problèmes de comportement liés à l’effort de chacun sur lui-même, à la sélection du personnel et aux concepts de travail en équipe, qui relèvent tous de projets à long terme. Dans la première catégorie, nous placerons également les propositions concernant le matériel et les locaux. Les stratégies institutionnelles et individuelles sont complémentaires et doivent se combiner pour lutter efficacement contre les préjudices causés par le stress, qui sont de plus en plus onéreux pour la société. Toutes les mesures prises pour atténuer les méfaits de l’épuisement contribuent à la lutte contre le renchérissement de la santé.
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