Concept de prise en charge
Chez la personne âgée, beaucoup d’interventions majeures sont réalisables avec de grandes chances de succès à la condition que tout se déroule à la perfection. Comme il n’y a plus de réserve fonctionnelle (voir Figure 21.11), le moindre écart physiologique conduit à l’insuffisance et la moindre complication entraîne une cascade de défaillances comme un jeu de domino ; les thérapeutiques agressives ne font plus alors que retarder l’échéance fatale. Cette perte d’adaptabilité a trois conséquences cliniques.
- L’état clinique au repos ne prédit pas le comportement sous stress ; un patient bien équilibré dans le quotidien décompensera rapidement à la moindre complication ;
- Aucune compensation majeure n'est possible au-delà des conditions de base;
- Une chirurgie majeure est parfaitement possible pour autant que l’homéostase soit rigoureusement maintenue et qu’aucune complication ne survienne.
La mortalité postopératoire est 13 fois plus élevée chez les patients qui ont souffert d’un incident par rapport à ceux chez qui l’intervention s’est déroulée sans anicroche [9]. Il s’agit donc de se placer dans les conditions optimales de réussite, d’avoir une tolérance zéro face aux modifications hémodynamiques ou métaboliques, et de maintenir rigoureusement la stabilité autour du point d’équilibre. La survie postopératoire se joue en salle d’opération: la mortalité au cours de la première semaine postopératoire est jusqu’à 10 fois plus élevée qu’en cours d’intervention à cause de l'enchaînement des complications [3].
Vu la hausse rédhibitoire de morbi-mortalité liée à l’anémie et aux transfusions (voir Autres modifications), l’hémoglobine doit être normalisée en préopératoire pour toute opération élective (prescription de Fe2+, vitamine B12, acide folique). Lorsque la situation le permet, on opte de préférence pour des interventions peu délabrantes : prothèse aortique endovasculaire plutôt que pontage aortique par laparotomie, OPCAB (pontages à cœur battant) au lieu de revascularisation en CEC, TAVI (implantation de valve aortique par cathétérisme) plutôt que RVA (remplacement à ciel ouvert). La rapidité et la délicatesse chirurgicales sont primordiales. Dans le cas des interventions non-électives, il existe une fenêtre optimale pour intervenir chirurgicalement : la mortalité augmente aussi bien pour les opérations en urgence (délai < 12 heures) que pour les opérations différées (délai > 3 jours) [11,22]. En-dehors d’une ré-équilibration impérative (déshydratation, sepsis, anticoagulation, etc) qui prend en général moins de 24 heures, il n’y a pas lieu de renvoyer un cas dans l’espoir de voir la situation s’améliorer ; elle a, au contraire, toutes les chances d’empirer.
L’âge avancé du patient oblige l’anesthésiste à adopter une attitude plus invasive que pour la même intervention chez un adulte. La chirurgie gériatrique n’est pas synonyme de médecine sans espoir. Son but est au contraire de redonner au malade une espérance de vie normale pour son âge (voir Figure 21.14). Ceci implique un monitorage important (cathéter artériel, voie centrale, débit cardiaque, SO2 cérébrale, test neuro-musculaire, BIS™) et une prise en charge proactive analogue à celle d’un cas lourd. Une fois l’équipe d’accord sur l’indication opératoire, un rationnement n’est pas de mise, car le minimalisme augmenterait la mortalité et annihilerait le bénéfice de l’intervention, qui deviendrait de ce fait un pur gaspillage [8]. Ce n'est pas un cathéter artériel ou une voie centrale de plus qui coûtent cher, ce sont les complications qui surviennent quand on n'en a pas bénéficié qui ruinent la santé publique. Ces remarques valent aussi bien pour la chirurgie cardiaque que pour la chirurgie générale ou l’orthopédie.
Anesthésie générale versus loco-régionale
En chirurgie non-cardiaque, l’anesthésie loco-régionale (ALR) rachidienne apparaît à première vue moins invasive que l’anesthésie générale (AG). L’ALR présente trois avantages : elle est le moyen le plus efficace pour assurer l’antalgie postopératoire, elle diminue les complications pulmonaires, et elle est associée à une baisse des thromboses veineuses profondes. Pourtant, les résultats globaux de la masse de travaux comparant l’AG et l’ALR chez le patient âgé sont clairs : il n’y a aucune différence significative ni dans la mortalité, ni dans la morbidité, ni dans les troubles neuro-psychiques, ni même dans le coût hospitalier [1,3,5,11,12,15,18,21,23]. D’autre part, l’ALR est souvent contre-indiquée parce que la consommation d’anticoagulants et d’antiplaquettaires est fréquente chez le malade âgé ; le bénéfice de ces médicaments étant largement supérieur à celui de l’ALR, il ne convient pas de les interrompre au seul titre de pratiquer cette dernière. Par contre, les blocs périphériques sont une option simple, peu invasive et très efficace ; ils sont particulièrement utiles pour l’antalgie postopératoire. Lorsqu’ils sont pratiqués dans le cadre d’une analgésie peropératoire accompagnée de sédation, l’incidence de dysfonction cognitive n’est toutefois pas modifiée [1].
Induction de l’anesthésie
Souvent, les vieux arrivent en salle d’opération en hypovolémie relative par sommation de plusieurs phénomènes : baisse du sentiment de soif, jeûne, diurétiques, régime pauvre en sel, baisse de la capacité rénale à conserver l’eau et le sodium due à l’âge [16]. Mais leur faible compliance vasculaire les rend très sensibles au remplissage. Les à-coups tensionnels sont donc amples et fréquents. La chute de pression à l’induction est souvent très prononcée. Elle est le fruit de plusieurs éléments [4].
- Baisse du tonus sympathique central avec le sommeil ; or les personnes âgées ont un tonus sympathique de base élevé.
- Baisse des résistances périphériques ; ceci ralentit l’onde de pression, qui se décale dans le temps et ne s’additionne plus avec le pic systolique ; la PA systolique mesurée baisse d’autant, sans que cela corresponde à une baisse de la pression de perfusion tissulaire (voir Figure 21.9).
- Baisse du retour veineux avec la curarisation et la ventilation en pression positive ; or la dysfonction diastolique chronique fait que le volume systolique dépend très étroitement de la précharge.
- La chute du débit cardiaque est d’autant plus grande qu’il n’y a pas ou trop peu de compensation par une tachycardie.
- Interférence directe des agents d’anesthésie : vasodilatation artérielle (isoflurane, midazolam), baisse de précharge (propofol), effet inotrope négatif (thiopental).
- Effet propre des substances accentué : baisse de la masse cellulaire et du volume de distribution, hypoprotéinémie, baisse des clearances hépatique et rénale.
Pour assurer une induction aussi stable que possible, l’administration médicamenteuse doit respecter la sensibilité, la lenteur de circulation et le retard métabolique du vieillard (voir Autres modifications, Pharmacocinétique). Pour la même dose administrée, le taux sérique et la durée d’action sont plus élevés que chez l’adulte. La terminaison de l’effet des agents d’induction est liée davantage à la redistribution qu’au métabolisme hépatique et à l’élimination rénale. Bien qu’arbitraires et approximatives, trois recommandations sont fondamentales à cet effet :
- Diminuer la dose administrée de 50% par rapport à celle prescrite pour le jeune adulte ;
- Ralentir l’induction (≥ 30 secondes pour chaque dose) ;
- Titrer la dose selon l’effet.
Malgré son blocage momentané de la synthèse du cortisol, l’étomidate assure la meilleure stabilité hémodynamique ; il est précieux chez les malades fragiles. Le propofol est deux fois plus puissant et a des effets hypotenseurs accentués chez le vieillard ; son dosage doit être réduit de moitié. Le thiopental est contre-indiqué lors de dysfonction ventriculaire. Comme toutes les benzodiazépines, le midazolam augmente le risque de délire postopératoire ; son dosage doit être réduit de 50-75% par rapport à l’adulte [4]. Le fentanyl et le sufentanil sont bien tolérés, mais en respectant une réduction de moitié du dosage. Le remifentanil se révèle deux fois plus puissant ; comme sa clairance est diminuée de 30%, la récupération après une perfusion est prolongée de manière variable [19]. Les dosages conseillés des principaux agents d’anesthésie chez le patient âgé sont mentionnés dans le Tableau 21.2 (voir aussi Chapitre 4, Agents intraveineux) [17]. Ils traduisent les données de pharmacologie propres à la vieillesse.
Les personnes âges souffrent de fonte musculaire, de déformations osseuses et de rigidité articulaire. Leur installation sur la table d’opération doit leur être confortable. Les points d’appui doivent être soigneusement rembourrés. Comme leur thermorégulation est défaillante, il est important de couvrir autant que faire se peut les zones qui sont en-dehors du champ opératoire, et de prévoir un matelas chauffant et/ou un système d’air pulsé permettant leur réchauffement continu.
Les substances dont la prescription est inappropriée au cours de la vieillesse figurent dans la référence 6.
Maintien de l’anesthésie
La MAC des halogénés diminue de 0.6% par an ; à 75 ans, elle a baissé de 30% par rapport à celle du sujet jeune :
- Isoflurane : 0.9% au lieu de 1.2%
- Sevoflurane : 1.5% au lieu de 1.9%
- Desflurane : 5.1% au lieu de 6.5%
Parmi les curares, le pancuronium est déconseillé > 70 ans car son effet est très prolongé. L’âge n’a que peu d’effet sur la succinylcholine, l’atracurium et le cisatracurium, qui sont métabolisés par les estérases sériques et par la voie d’Hofmann. Le sugammadex est mieux toléré que la néostigmine pour renverser les effets du rocuronium et du vecuronium chez le malade âgé [10,17].
Les substances d’anesthésie ont des effets variables selon la fonction diastolique préalable et selon le modèle étudié (animal, homme normal, insuffisant cardiaque, patient âgé). Les halogénés semblent diminuer la relaxation active lorsqu’elle est normale, mais l’améliorer en cas de dysfonction protodiastolique (fréquent dans la vieillesse) [20] ; ils abaissent la fonction systolique de l’OG (FE < 25%), donc le remplissage télédiastolique du VG [13]. Certains agents intraveineux altèrent significativement la relaxation active (barbiturés, kétamine), le propofol ne fait que prolonger la phase de relaxation isovolumétrique, et l’étomidate semble sans effet [13].
L’équilibre hémodynamique est optimal lorsque la pression pulsée est inférieure à la pression diastolique et lorsque la fréquence cardiaque est de 60-70 batt/min. Ceci peut se résumer dans la règle des soixante-dix : chez les patients > 70 ans, maintenir la PAdiast > 70 mmHg, la pression pulsée < 70 mmHg, et la fréquence à 70 min-1. La PAsyst est alors idéalement à 140 mmHg (2 x 70).
Antalgie et sédation
La sensibilité à la douleur est exacerbée au cours de la sénescence. Elle est une composante importante du delire postopératoire. Or les troubles neuro-psychiques en altèrent l’expression et laissent croire à tort que les patients sont plus déments qu’algiques. De plus, la douleur bloque la mobilité et compromet la réhabilitation, qui est capitale pour que le malade retrouve son indépendance.
Dans le postopératoire, l’ALR est très efficace, en particulier la péridurale et les blocs périphériques continus. L’anesthésie par infiltration (LIA : local infiltrative anaesthesia) à laquelle procède l’opérateur au cours de la fermeture est un appoint majeur dans la chirurgie de paroi et en orthopédie. Lors d’anesthésie rachidienne continue, la diffusion des agents dans l’espace intradural ou extradural est accélérée chez la personne âgée, et le bloc moteur plus prononcé que chez l’adulte [2,3].
La sensibilité aux effets des antalgiques est augmentée chez le vieillard [14]. Le risque de dépression respiratoire est accentué (40% des patients de > 80 ans souffrent d’apnée du sommeil), l’iléus sur opiacés est plus fréquent, la rétention urinaire est courante, et le danger de chute est aggravé. Certaines substances sont préférentiellement recommandées dans le cadre de la vieillesse : oxycodone, buprénorphine, paracétamol, kétorolac, acetaminophen. Les AINS sont déconseillés à long terme, mais utilisables à faibles dosages pendant moins d’une semaine si la fonction rénale est normale ; l’agent le plus souvent prescrit est l’ibuprofène. Les remarques pharmacocinétiques faites à propose de l’anesthésie s’appliquent évidemment à l’antalgie (voir Autres modifications).
La sédation postopératoire est délicate chez les personnes âgées, car elles sont très sensibles à la désorientation et au délire, dont l'incidence voisine 70% des cas après chirurgie cardiaque. Toutes les manœuvres qui améliorent le confort sont bénéfiques: orientation temporelle et spatiale, lunettes, prothèses auditives, réhydratation, visages connus, mobilisation précoce. Les benzodiazépines sont à proscrire parce qu'elles sont un des principaux facteurs de confusion. La dexmédétomidine est certainement plus appropriée [7].
Anesthésie de la personne âgée |
A l’induction de l’anesthésie, la chute de la pression artérielle est 25-50% plus importante que chez le sujet jeune (baisse du tonus sympathique, baisse des RAS, baisse de la précharge, absence de tachycardie compensatrice, dysfonction diastolique). L’effet pharmacologique et la durée d’action des agents d’anesthésie sont augmentés, mais l’installation de l’effet clinique est ralentie. A 75 ans, la MAC des halogénés est diminuée de 30%.
Règle d’or pour l’induction :
- Diminuer la dose administrée de 50%
- Ralentir la cadence d’administration (30 secondes/dose)
- Titrer le dosage en fonction de l’effet
Substances recommandées pour l’antalgie postopératoires : oxycodone, buprénorphine, paracétamol, kétorolac, acetaminophen. Comme les personnes âgées sont hypersensibles aux effets secondaires des antalgiques, la loco-régionale et l’anesthésie par infiltration locale sont particulièrement efficaces.
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© CHASSOT PG, Septembre 2007, dernière mise à jour, Décembre 2018
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