Le rationnel de l'anesthésie loco-régionale (ALR) ou de l'anesthésie combinée est triple:
- Diminuer la douleur et le support ventilatoire postopératoires;
- Diminuer la réponse neuro-endocrine (sécrétion d’adrénaline, de cortisol, de déclencheurs du syndrome inflammatoire) et sympathique (tachycardie, hypertension) au stress;
- Diminuer l'hypercoagulabilité périopératoire (baisse de la fibrine et fibrinolyse accrue).
D'une manière générale, les marqueurs de la réaction de stress sont abaissés chez les malades qui ont une péridurale thoracique : noradrénaline, adrénaline, cortisol, taux de lactate dans le sinus coronaire sont diminués [8]. La fibrinolyse est accrue, moins de fibrine est formée et l’adhésivité des plaquettes est diminuée [25,38]. Les effets de l'anesthésie rachidienne varient selon le niveau de celle-ci. Il faut distinguer le bloc thoracique haut (C7-D5), le bloc médio-thoracique (D5-D10), et le bloc lombaire. Les études mentionnées ci-dessous ne comportent que des cas dont la péridurale fonctionne normalement. Or, on a montré que dans la réalité clinique quotidienne près de 30% des loco-régionales ont des problèmes d’efficacité : douleurs persistantes, nausées, bloc moteur excessif, retrait prématuré, ou échec technique [16].
ALR thoracique haute
L'administration d’anesthésiques locaux par voie épidurale thoracique haute (C7-D5) vasodilate le réseau coronarien, diminue l'angor, induit une bradycardie, et améliore la fonction systolo-diastolique chez les coronariens [3,29,30]. Pendant une épreuve d'effort, la péridurale thoracique haute améliore les performances du patient et diminue le sous-décalage du segment ST [12]. Toutefois, la sympathicolyse cardiaque ainsi provoquée peut diminuer la contractilité myocardique lorsque celle-ci est dépendante de la stimulation sympathique centrale [10]. Le bloc sympathique thoracique provoque une vasodilatation des vaisseaux de capacitance et une hypotension. Malgré le bénéfice d’une baisse de sa mVO2, le ventricule peut souffrir d’une diminution de la pression de perfusion coronaire lorsque la pression diastolique aortique est abaissée de plus de 50% de sa valeur initiale. Chez les patients éveillés, cet effet est compensé par une réaction sympathique réflexe dans les territoires non bloqués. Sous anesthésie générale, par contre, on peut assister à une hypotension liée à une absence de réflexe vasoconstricteur dans les zones non bloquées et à une cardiodépression supplémentaire par les agents d'anesthésie [1]. Une hypotension sévère peut même conduire à des altérations de la cinétique segmentaire du VG typiques d'une ischémie transmurale [27]. En chirurgie thoracique, l’hypotension est très fréquente, puisque l'usage de vasoconstricteurs et l'augmentation des volumes perfusés sont nécessaires dans 50-90% des cas [32]. Le bloc cervical bas ou thoracique haut inhibe la vasodilatation pulmonaire active neurogène, non-dépendante du NO• ; chez l’individu normal, les résistances pulmonaires peuvent augmenter sensiblement, alors qu’elles tendent à baisser chez les patients souffrant d’hypertension pulmonaire.
ALR thoracique basse et lombaire
Les deux techniques peuvent induire une hypotension par baisse de précharge et de postcharge, et une bradycardie sévère. La bradycardie qui survient avec un bloc lombaire est due au réflexe de Bezold-Jarisch (baisse de fréquence associée à la baisse de distension auriculaire droite) et non à une sympathectomie cardiaque comme c'est le cas dans la péridurale thoracique haute. La bradycardie due au réflexe de Bezold-Jarisch est particulièrement rebelle à l'atropine [18] ; l'effet alpha veineux central de l'éphédrine en est le meilleur traitement.
Lors d’une péridurale lombaire ou d’une rachianesthésie, l'hypotension n'est pas accompagnée d'une baisse de mVO2 par sympathectomie cardiaque ; elle peut même être aggravée par la stimulation sympathique des segments supérieurs non bloqués par l'ALR [33]. Le flux coronarien en aval d'une sténose peut alors diminuer à cause de l'hypotension, quand bien même la demande en O2 augmente, aggravant ainsi la situation [17]. Avec une péridurale thoracique haute, la diminution du flux coronarien est accompagnée d'une diminution de la mVO2 ; l'équilibre est maintenu. Le même degré d'hypotension dans une ALR thoracique ne cause pas d'altération ischémique de la cinétique segmentaire alors qu'il le fait dans une ALR lombaire [27,28]. On peut en conclure que l'ALR dorso-lombaire ne diminue probablement pas les risques opératoires pour le malade souffrant d'ischémie coronarienne, alors qu’une épidurale thoracique haute peut diminuer l’incidence d’ischémie myocardique de 40% [30,31].
ALR rachidienne et orthopédie
Parmi les nombreuses études sur ce thème, on ne trouve pas de différence significative entre l'ALR rachidienne et l'anesthésie générale dans le devenir postopératoire des patients, sauf dans l'incidence des thromboses veineuses profondes et dans la gravité des embolies pulmonaires qui sont toutes deux diminuées avec l’ALR [35]. Bien qu'entraînant davantage d'épisodes hypotensifs peropératoires, l'ALR ne crée pas de différence non plus au niveau des épisodes d'insuffisance cardiaque ou de l'incidence d'infarctus postopératoire [21].
ALR rachidienne et chirurgie abdominale majeure
Les études comparatives randomisées de l'anesthésie combinée et de l'anesthésie générale seule dans le cadre de la chirurgie abdominale majeure donnent des résultats conflictuels ou des avantages peu significatifs pour la péridurale [2]. Hormis une extubation précoce, l'anesthésie combinée ne crée pas de différence dans la mortalité, la morbidité ou le devenir des patients lors d’opérations sur l’aorte abdominale dans une étude randomisée de 168 patients [19]. Dans une autre étude contrôlée (1'021 patients), la péridurale diminue l'incidence d'infarctus du myocarde, d’ictus et de pneumonie de 40% dans le groupe opéré de l’aorte abdominale, mais non dans les interventions digestives majeures [22]. Un essai randomisé portant sur presque 1'000 patients n’a pas pu mettre en évidence de différence dans la mortalité ou les complications cardiaques [24], alors qu’une méta-analyse (revue de 88'188 patients de chirurgie intermédiaire et majeure) trouve une légère tendance vers une réduction de morbi-mortalité [37]. Cette littérature montre essentiellement que l’ALR diminue le taux d’insuffisance respiratoire postopératoire de 30% en chirurgie abdominale majeure et le taux de thromboses de pontages périphériques de 35% en chirurgie vasculaire [6,24,34].
Mais si la morbidité cardiaque est diminuée dans plusieurs études (en moyenne de 35%), cela paraît être plutôt en relation avec la qualité de la réhabilitation et de l’analgésie postopératoires qu'avec la sympathectomie peropératoire [1,4,22]. Ceci correspond à deux phénomènes connus : 1) les épisodes d’ischémie sont moins fréquents en peropératoire qu’en postopératoire, et 2) l’ischémie peropératoire n’a qu’une faible incidence sur l’infarctus postopératoire [15]. L'ALR est certainement un gain majeur pour diminuer la douleur, le stress, le syndrome inflammatoire et l'hypercoagulabilité dans les premiers jours postopératoires, à une période où les épisodes d’ischémie sur demande excessive en O2 sont directement liés à l’infarctus [13,14]. Le bénéfice est donc marqué en postopératoire, mais non démontré en peropératoire.
De ce fait, il est logique d’utiliser la péridurale préférentiellement dans le postopératoire, en installant le bloc pendant la fermeture de la laparotomie. Cette manière de procéder présente deux avantages : 1) une meilleure stabilité hémodynamique pendant l’intervention (diminution du volume de cristalloïde/colloïde et du taux de vasopresseurs administrés), et 2) une analgésie optimale dès le réveil du patient. La péridurale est évidemment mise en place avant l’induction de l’anesthésie.
Résumé
Bien qu'elle diminue le risque de pneumonie (HR 0.45), l'anesthésie combinée (ALR rachidienne + anesthésie générale) ne diminue pas l'incidence d'infarctus postopératoire (HR 1.17 par rapport à l'anesthésie générale seule) ni la mortalité à 30 jours (HR 1.07) [11]. Dans l'état actuel de nos connaissances, la loco-régionale est certainement efficace pour l'antalgie postopératoire, mais elle ne réduit pas le risque cardiovasculaire [9].
Depuis quelques années, de nombreuses études ont démontré que l’arrêt préopératoire des antiplaquettaires entraîne un risque excessif de thrombose de stent et d'accident cardiaque chez les patients revascularisés (taux d’infarctus postopératoire 10-50%, mortalité moyenne 25%) [20,23,26,36]. Or la protection offerte par l’ALR rachidienne est très modeste dans ce contexte : la péridurale thoracique haute diminue modestement la morbidité cardiaque, mais l’ALR réalisée en dessous de D6 n’a pas d’effets significatifs sur le risque cardiovasculaire. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est donc évident que l’interruption des antiplaquettaires au seul titre de pouvoir pratiquer une péridurale ou une rachianesthésie est injustifiée [5,7,26].
Anesthésie loco-régionale rachidienne et ischémie myocardique |
L’ALR rachidienne améliore l’analgésie et la ventilation postopératoires; elle diminue la réaction au stress, l’hypercoagulabilité et le syndrome inflammatoire post-chirurgical. Son but est un meilleur confort postopératoire pour le patient, mais elle ne modifie pas significativement la mortalité ni le risque cardiaque. Si vingt ans d’études comparatives n’ont pas réussi à démontrer clairement l’avantage de l’ALR/combinée sur le risque cardiovasculaire, il est évident que cette technique ne crée pas de différence majeure dans la morbi-mortalité cardiaque. Par contre, ces mêmes études ont montré 3 avantages à la péridurale:
- Analgésie très efficace et confort de haute qualité pour le patient
- Réduction des complications pulmonaires
- Diminution des thromboses en chirurgie vasculaire et en orthopédie
La péridurale cervico-thoracique (C7-D5) réalise une sympathectomie cardiaque qui peut favorablement influencer le rapport DO2/VO2 chez le coronarien. Mais l’ALR rachidienne en dessous de D6 ne modifie pas significativement la morbidité cardiaque.
Il n’est pas justifié d’interrompre un traitement antiplaquettaire au seul titre de pouvoir pratiquer une ALR rachidienne, car le taux de complications cardiovasculaires de cet arrêt est largement supérieur au bénéfice escompté de la loco-régionale.
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© BETTEX D, CHASSOT PG, RANCATI V, Janvier 2008, dernière mise à jour, Octobre 2018
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