13.6.3 Maladie de Takotsubo

La ballonisation apicale aiguë du ventricule gauche consiste en une dysfonction transitoire de l'apex du VG mimant un infarctus mais ne montrant aucune lésion coronarienne à l'angiographie. Elle a été décrite tout d'abord au Japon, où on lui a donné le nom de maladie de Takotsubo parce que l'akinésie apicale du VG donne des images ressemblant au pot à col étroit qu'utilisent les pêcheurs nippons pour piéger les poulpes (Figures 13.16, 13.17 et 13.18) [11]. 
 

Figure 13.16: Ballonisation apicale aiguë transitoire du VG (maladie de Takotsubo). Ces images échocardiographiques transthoraciques montrent que l'apex (A) du VG est akinétique et se comporte comme un ballon inerte, alors que le corps et la base du VG se contractent normalement.


Figure 13.17: Ballonisation apicale aiguë transitoire du VG (maladie de Takotsubo) en vues échocardiographiques transoesophagiennes. L’apex est ballonisé (Ball), akinétique et se comporte comme un ballon inerte. A : vue 4-cavités 0°. B : vue long-axe du VG 150°.
 

Figure 13.18: Ballonisation apicale aiguë transitoire du VG (maladie de Taktsubo). Ventriculographie en systole et en diastole. Toute la zone apicale est immobile et arrondie, la partie médioventriculaire a la forme d'un pot à col étroit [8].
 
Etiologie et diagnostic
 
Les critères diagnostiques retenus pour définir la maladie sont les suivants: 1) présence d'une hypo- ou akinésie le plus souvent apicale du VG sans rapport avec les territoires coronariens, 2) altérations de l'ECG et élévation disproportionnellement faible des troponines, 3) absence de lésions coronariennes à l'angiographie, 4) absence d'étiologie cardiaque (telle que myocardite, cardiomyopathie hypertrophique, phéochromocytome, lésion intracrânienne) [21]. La clinique est identique à celle d'un infarctus aigu (douleurs précordiales intenses, dyspnée, défaillance gauche, syncope), mais l’affection présente des caractéristiques particulières [1,2,4,6,11,20].  
 
  • Akinésie transitoire circonférentielle et étendue de la région apicale (82% des cas), médioventriculaire (15%) ou focale (3%) du VG, ne suivant pas la distribution segmentaire des territoires coronariens (Vidéos) ; hyperkinésie de la base du VG.


    Vidéo: Akinésie et ballonisation de l'apex du VG dans un cas de Takotsubo (vue 4-cavités 0°).


    Vidéo: Akinésie et ballonisation de l'apex du VG dans un cas de Takotsubo (vue long-axe 150°).
     
  • Dysfonction ventriculaire globale, pouvant conduire à des arythmies sévères ou au choc cardiogène ; la FE est abaissée (0.2 – 0.4), mais la récupération est rapide (en général, 48 heures à 2 semaines).
  • Fréquemment, l’hyperkinésie des segments basaux peut conduire à une obstruction dynamique de la chambre de chasse du VG ("effet CMO" avec gradient > 25 mmHg), qui s'accompagne d'un basculement du feuillet mitral antérieur dans la CCVG (SAM systolic anterior motion) et d'une IM méso-systolique.
  • ECG: surélévation ST dans les dérivations précordiales (V1, V2, V3) et en AVR, inversion progressive de l'onde T, allongement de l'intervalle PQ (> 450 msec); une onde Q et un sous-décalage ST sont exceptionnels. 
  • Elévation modeste et transitoire des troponines (< 10 ng/mL) et des CK-MB; le pic des valeurs est enregistré tout au début de la présentation clinique, mais il est beaucoup moins élevé que ce que l’on attend lors d’une atteinte myocardique aussi étendue. Par contre, le BNP et le NT-proBNP sont augmentés proportionnellement au degré de dilatation apicale.
  • Absence de sténose coronarienne épicardique et de lésion microvasculaire. La coronarographie est essentiellement normale.
  • L'IRM montre un œdème myocardique correspondant à la zone ballonisée, mais aucune fibrose, ce qui la différencie d'une zone présentant un infarctus.
  • Récupération totale de la cinétique pariétale et de la fonction dans les jours ou les semaines qui suivent l'événement [10].

L’affection est présente chez 2% des patients qui se présentent avec un syndrome coronarien aigu [2,8], avec une incidence annuelle de 200 nouveaux cas par million d'habitants en Europe [4,5]. Elle atteint le plus souvent des femmes post-ménopausées (90% des cas), ce qui laisse à penser que le défaut en oestradiol prédispose à la maladie [21]. Le taux de complications cardio- et cérébrovasculaires est de 7%; la mortalité de la phase aiguë est de 4-5% et la mortalité à long terme est de 5.6%/an [1,20]. Le risque de récidive est de 2-4% par an [1,2,4]. Le déclencheur est en général un stress émotionnel intense engendrant une sécrétion excessive de catécholamines; 38% des cas décrits l’ont été dans le postopératoire immédiat ou en association à une sepsis, une hémorragie intracrânienne ou un phéochromocytome [8]. 
 
L'étiologie du syndrome est encore inconnue. Plusieurs pistes sont évoquées [2,4,5,13,14,18,21].
 
  • La scintigraphie au gadolinium et la tomographie par émission de positron suggèrent une sidération myocardique avec débit coronarien normal, réduction du métabolisme glucidique, et hypocontractilité ou akinésie de la paroi ventriculaire.
  • La flambée massive de catécholamines induit une surcharge du sarcoplasme en Ca2+ et une contracture qui immobilise la cellule. La réaction à la surstimulation des récepteurs β2 par l'adrénaline provoque un basculement de l'activité stimulatrice (protéine Gs) vers une activité inhibitrice (protéine Gi) qui a un puissant effet inotrope négatif local (voir Chapitre 5, Terminaison de l'effet). 
  • L'atteinte préférentielle de l'apex du VG s'explique par la plus grande densité en récepteurs β1 et β2 de cette région par rapport au reste du ventricule.
  • L’image histologique d’une nécrose de la bande contractile (apoptose) est compatible avec une cardiotoxicité des catécholamines.
  • Une dysfonction endothéliale probable explique la propension des artérioles coronariennes au vasospasme en cas de stimulation catécholaminergique α, par déséquilibre entre les facteurs vasodilatateurs et les facteurs vasoconstricteurs au profit de ces derniers. Ce mécanisme est corroboré par la prédominance du syndrome chez les  femmes post-ménopausées, chez qui la chute des oestrogènes supprime l'effet de ceux-ci favorisant la vasodilatation.
  • La zone touchée ne correspond pas à une distribution vasculaire mais couvre plusieurs segments sans en suivre la géométrie classique. La masse ventriculaire atteinte est disproportionnelle par rapport à la faible élévation des enzymes cardiaques.
  • Un stress intense, émotionnel ou physique, est en général survenu dans les jours précédents.
  • Chez les patients jeunes (2% des cas), on relève fréquemment un abus d'alcool ou de drogue (cocaïne, marijuana, amphétamine).
Le tableau classique est celui d'une femme post-ménopausée qui présente des douleurs angineuses aiguës et violentes à la suite d'un stress psychique majeur. Il n'est pas rare que le tableau clinique s'accompagne d'arythmies ou d'une insuffisance gauche aiguë avec hypotension, bas débit cardiaque et choc cardiogène (12-45% des cas) [4]. Dans près de 25% des cas, l'affection se double d'une obstruction dynamique de la chambre de chasse du VG et d'une IM secondaire, caractérisées par un double souffle systolique à l'auscultation [17]. Environ 10% des patients développent un thrombus intraventriculaire au niveau de la zone akinétique.
 
Traitement
 
Le traitement aigu de la cardiomyopathie de Takotsubo est basé sur le soutien hémodynamique en attendant la récupération spontanée, qui prend de quelques jours à 2 semaines [3,4,13].
 
  • Traitement de l'ischémie: le β-blocage est essentiel; en appoint: aspirine, dérivé nitré, IEC, statine.
  • Abstention de catécholamine à effet β, qui aggraverait la situation à cause du risque de CMO.
  • Administration liquidienne et vasoconstricteur artériel pour maintenir la pression artérielle.
  • Si un soutien inotrope est nécessaire: levosimendan. 
  • Anticoagulation jusqu'à la récupération fonctionnelle à cause du risque de thrombus intraventriculaire chez les patients qui ont une large zone akinétique; en cas de thrombus: durée de 3 mois minimum.
  • En cas de défaillance hémodynamique: contre-pulsion intra-aortique (CPIA), assistance ventriculaire (Impella™); la CPIA est contre-indiquée en cas d'effet CMO car elle abaisse la pression systolique dans l'aorte ascendante et augmente le gradient trans-aortique.
Les IEC sont continués au moins 3-6 mois, ou jusqu’à récupération totale de la fonction gauche. Les β-bloqueurs, les statines et l’aspirine sont un traitement au long cours.

 
Cardiomyopathie de Takotsubo 
Critères diagnostiques de la ballonisation aiguë transitoire du VG:
    - Présence d'une hypo- ou akinésie le plus souvent apicale du VG sans rapport avec les territoires coronariens
    - Alteration de l'ECG et élévation très modeste des troponines
    - Absence de lésions coronariennes à l'angiographie
    - Absence d'étiologie (myocardite, phéochromocytome, lésion intracrânienne), sauf un stress émotionnel intense dans deux tiers des caas
 
Le reste du VG est normo- ou hyperkinétique, avec un risque d'obstruction dynamique de la chambre de chasse. La récupération est en général totale en quelques semaines.
 
 
Anesthésie en cas de Takotsubo
 
Une cardiomyopathie de stress comme le Takotsubo peut se déclencher chez des personnes susceptibles au cours d'une anesthésie, à l'occasion d'un relargage massif de catécholamines lors de stimulation excessive ou de profondeur inadéquate de l'anesthésie/analgésie. Cela peut survenir en préopératoire, à l'intubation ou en cours d'opération si la douleur est intense ou la stimulation sympathique massive, mais le plus souvent en postopératoire [14]. Ce syndrome est diagnostiqué de plus en plus souvent en périopératoire, où il est souvent difficile à distinguer d'un infarctus [13]. Dans 25% des cas, il se complique d'un événement cardiovasculaire majeur [6,20].
 
La littérature rapporte de nombreux cas isolés qui ont subi une intervention chirurgicale pendant la phase aiguë de la ballonisation apicale [3,12,15,19] ou de ballonisation survenue en cours d'intervention [7,9,13]. Le survol de ces cas suggère les recommandations suivantes [9,12,14].
 
  • L’anxiolyse périopératoire doit être aussi prononcée que possible ; le patient doit recevoir un traitement optimal de β-bloqueur, y compris à la prémédication. La dexmédétomidine (Dexdor®, Precedex®) est un appoint important car elle protège du stress et de la poussée sympathique, aussi bien en prémédication qu'en perfusion peropératoire.
  • L’anesthésie loco-régionale (ALR) rachidienne diminue la sécrétion de catécholamines, mais doit être accompagnée d’une bonne sédation pour minimiser le stress psychologique ; il est prudent de ne pas adjoindre d’adrénaline. Bien qu'elle soit l'analgésie la plus efficace, elle n'est pas une garantie contre la cardiomyopathie de stress [12].
  • Le monitorage doit comprendre un cathéter artériel et une échocardiographie transoesophagienne (ou transthoracique en cas d’ALR); surveillance méticuleuse de la fonction du VG, du flux dans la chambre de chasse et d'une éventuelle insuffisance mitrale.
  • Les agents d’anesthésie sont choisis parmi ceux qui ont le moins d’effet inotrope négatif : etomidate, midazolam, fentanyl/sufentanil, propofol, sevoflurane (l'isoflurane est trop vasodilatateur); l'intubation est précédée d'un spray d'anesthésie locale glottique et trachéal.
  • Maintien de la pression artérielle avec un vasoconstricteur (noradrénaline, vasopressine). L’utilisation de catécholamines β n'est pas recommandée; si un inotrope est requis: levosimendan (avec précaution) [16]. 
  • En cas de défaillance gauche, il est préférable de placer très tôt une contre-pulsation intra-aortique ou une assistance ventriculaire momentanée (Impella™, Tandem-Heart™), en sachant que la première est contre-indiquée en cas d'effet obstructif dans la chambre de chasse du VG [3,7].
  • L'abstention de β-catécholamines et la prescription d'un β-bloqueur ne sont pas toujours possible en regard de la défaillance hémodynamique; d'autre part, les dégâts occasionnés par l'excès de catécholamines endogènes sont déjà établis lorsque se déclare le syndrome clinique. L'attitude doit donc être nuancée et l'utilisation d'agents inotropes réduite au minimum nécessaire.  
  • Séjour postopératoire en soins intensifs avec surveillance continue du segment ST et dosages des troponines ; échocardiographie de contrôle.
Seules des interventions urgentes sont envisageables pendant la phase active de la cardiomyopathie. Si un Takotsubo est découvert dans le préopératoire, l'intervention doit être renvoyée jusqu'à stabilisation de la fonction ventriculaire et disparition des anomalies de la contraction (4-6 semaines) [10].
 
 
 
Anesthésie en cas de Takotsubo
La prise en charge d'un malade souffrant d'une cardiomyopathie liée au stress comme la maladie de Takotsubo porte sur plusieurs points:
    - Diminution maximale de l'anxiété
    - Freinage maximal de la sécrétion de catécholamines (anesthésie profonde, ALR, dexmédétomidine)
    - Cathéter artériel, voie centrale, ETO
    - Induction sans stimulation (etomidate, propofol, spray laryngé, fentanyl/sufentanil), maintien avec propofol ou sevoflurane
    - Maintien de la pression artérielle avec un vasoconstricteur
    - Eviter ou réduire au minimum les catécholamines β; si inotrope requis: levosimendan
    - Si défaillance hémodynamique: contre-pulsion intra-aortique, assistance ventriculaire
    - A long terme: β-bloqueur, IEC, statine, aspirine, anticoagulation selon indication
 
En cas de déclenchement peropératoire: traitement analogue à celui d'une ischémie myocardique aiguë (β-bloqueur si possible, héparine, antiplaquettaire, dérivé nitré), dosage des troponines, angiographie coronarienne en urgence.


© CHASSOT PG  Septembre 2007 Dernière mise à jour Octobre 2018

 
Références
 
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