L’hémostase physiologique comprend une marge de sécurité considérable, puisque la compétence hémostatique est rétablie dès que plus de 50% des thrombocytes sont fonctionnels. Nous avons donc deux fois plus de plaquettes que le minimum nécessaire pour former un thrombus normal. Comme il n’y a pas d’antidote aux antiplaquettaires, seuls le renouvellement spontané des thrombocytes (10%/jour) ou une transfusion de thrombocytes frais peut rétablir la coagulabilité sanguine. La demi-vie plasmatique du clopidogrel est de 6-8 heures, et celle de son métabolite actif est de < 1 heure ; celle du métabolite du prasugrel est de 3.7 heures. Comme le taux circulant d’une substance est minime après 3 demi-vies (12.5% du taux initial), on peut estimer que 24 heures après la dernière prise de clopidogrel ou 12 heures après celle de prasugrel, les thrombocytes transfusés ne sont plus inhibés, alors que les plaquettes du patient sont encore complètement bloquées par la liaison irréversible [3,11]. La liaison de la thiénopyridine avec le récepteur bloque la molécule sur la plaquette et l’empêche de diffuser vers les nouvelles plaquettes. L’effet clinique ne dépend donc pas du taux sérique de la substance.
La situation est différente pour les inhibiteurs réversibles comme le ticagrelor, qui n’immobilisent pas la plaquette pour toute sa durée de vie. La demi-vie du ticagrelor est de 7 heures, mais celle de son métabolite actif (30-40% de l’activité totale) est de 10-12.8 heures. Le taux plasmatique n’est donc négligeable qu’après 38 heures [1,4,5,6,8]. Mais à cause de sa liaison réversible avec le récepteur, le ticagrelor a la capacité de diffuser entre les plaquettes en fonction de l’équilibre de masse, de se lier aux nouvelles plaquettes mises en circulation, et de migrer sur les plaquettes fraîchement transfusées. Sa forte liaison aux récepteurs plaquettaires assure de plus un vaste réservoir de substance susceptible d’interférer avec les récepteurs de thrombocytes frais. Dans ce cas, l’inhibition de l’agrégabilité est directement proportionnelle au taux sérique pour toutes les plaquettes. La transfusion plaquettaire perd alors de son efficacité. Bien qu’il n’augmente pas le risque hémorragique par rapport au clopidogrel, le ticagrelor altère considérablement l’efficacité d’une transfusion plaquettaire pendant les 2-3 jours qui suivent la dernière prise, si bien que l’hémorragie, lorsqu’elle survient, est plus difficile à juguler [9]. Le problème est inexistant pour le cangrelor, dont l’effet disparaît spontanément en moins d’une heure. Une étude conduite in vitro a monté que l’addition de plaquettes fraîches à des échantillons de sang de patients sous antiplaquettaires permet de supprimer l’effet de l’aspirine, de diminuer significativement celui du clopidogrel, mais est moins efficace pour renverser celui du ticagrelor [7]. Après une dose de charge, la réactivité plaquettaire recupère de manière proportionnelle à la quantité de thrombocytes transfusés, mais elle est différente selon les substances: de 84% et 73% pour 300 mg et 600 mg de clopidogrel, elle passe à 66% et 41% pour le prasugrel (60 mg) et le ticagrelor (180 mg) [12]. Ces deux travaux objectivent la difficulté de renverser l'effet du ticagrelor dans la pratique clinique au moyen de transfusions plaquettaires.
Parmi les anti-GP IIb/IIIa, le tirofiban et l’eptifibatide, inhibiteurs compétitifs, ont des demi-vies brèves (2 et 2.5 heures respectivement), alors que celle de l’abciximab, bloqueur irréversible, est de 23 heures. Les plaquettes transfusées restent donc fonctionnelles 6-8 heures après l’administration de tirofiban ou d’eptifibatide, mais seulement 72 heures après l’arrêt de la perfusion d’abciximab.
Lorsqu’une opération hémorragique est conduite dans des délais courts, plusieurs mesures sont envisageables pour contrecarrer les effets des antiplaquettaires.
- Transfusion de plaquettes fraîches ; nécessaire si le taux de celles-ci est < 20'000 μL-1, ou < 50'000 μL-1 en présence d’un INR modérément élevé (< 3), elle est également indiquée, quel qu’en soit le taux, si la fonction plaquettaire est bloquée par des médicaments. Mais la transfusion thrombocytaire n’est pas sans risque, car les incidents transfusionnels et les risques de contamination virale ou bactérienne sont plus fréquents avec les perfusions de thrombocytes (11‰) qu'avec celles d'érythrocytes ou de PFC [2].
- Antifibrinolytiques ; l'aprotinine, l'acide tranexamique et l'acide amino-caproïque réduisent significativement (OR 0.4) les pertes sanguines chez les patients maintenus sous antiplaquettaires avant chirurgie cardiaque [10]. L'acide tranexamique (2 gm iv) améliore sensiblement la fonction plaquettaire testée par Multiplate™ [16]. L’étude CRASH-2 a montré la faisabilité, l’inocuité et l’efficacité de ce traitement chez les polytraumatisés [14].
- Desmopressine ; activation des interactions plaquettes-sous endothélium et plaquettes-plaquettes, activation des facteurs VIII et von Willebrand ; recommandée dans certaines pathologies accompagnées de dysfonction plaquettaire spécifique (urémie, maladie de von Willebrand type I). Bien que son efficacité ne soit pas prouvée cliniquement en cas d’inhibition par des antiplaquettaires, la desmopressine antagonise leurs effets in vitro [13] ; dosage : 0.3 mcg/kg en 20 minutes.
- Complexe prothrombinique (Prothromplex™).
- Fibrinogène ; maintenir le taux > 1.5 g/L.
- Facteurs de coagulation ; remplacement en fonction des déficits spécifiques tels qu’ils sont définis par les dosage de laboratoire ou par le thrombo-élastogramme.
- Le Facteur rFVIIa (20 mcg/kg) peut être utile comme sauvetage ; il réduit significativement les pertes sanguines et permet la normalisation des tests d’agrégabilité plaquettaire, mais fait courir des risques de thrombose artérielle (jusqu’à 11%) [15].
Toutefois, une thérapeutique trop active et une sur-transfusion de thrombocytes peuvent conduire à une hyperagrégabilité plaquettaire et déclencher une thrombose au niveau de plaques instables ou dans des stents non encore endothélialisés. Il faut donc accepter d’opérer les patients dans un état d’hypocoagulabilité délibérée, seule garantie contre une thrombose aiguë lourde de conséquences. C’est la raison pour laquelle il est recommandé de ne pas administrer de plaquettes ni de facteurs de coagulation de manière prophylactique, mais seulement en fonction des pertes sanguines.
Transfusion plaquettaire |
Théoriquement, les plaquettes fraîches ou transfusées fonctionnent normalement dès que le taux plasmatique des antiplaquettaires devient négligeable après 3 demi-vies :
- Clopidogrel 24 heures
- Prasugrel 12 heures
- Ticagrelor 38-72 heures
- Tirofiban, eptifibatide 6-8 heures
- Abciximab 72 heures
Ceci est vrai pour les bloqueurs irréversibles (clopidogrel, prasugrel, aspirine et abciximab), avec lesquels il faut attendre le renouvellement des plaquettes (10% / jour) pour obtenir une normalisation de la coagulation. Avec les antiplaquettaires à effet réversible (ticagrelor, tirofiban, eptifibatide), un délai de 3 demi-vies n’est pas suffisant, car ces substances ont la capacité de diffuser entre les plaquettes en fonction de l’équilibre de masse, de se lier aux nouveaux thrombocytes mis en circulation, et de migrer sur les plaquettes fraîchement transfusées, réduisant dangereusement l’efficacité de la transfusion plaquettaire.
Moyens thérapeutiques en cas d’hémorragie excessive sous antiplaquettaires :
- Transfusion de plaquettes
- Acide tranexamique (2 gm)
- Desmopressine (0.3 mcg/kg)
- Complexe prothrombinique, fibrinogène, facteurs de coagulation selon défauts
- Mesure de sauvetage : facteur rVIIa (20 mcg/kg)
Il est capital d’éviter la normalisation de la fonction thrombocytaire, car elle augmente dangereusement le risque thrombotique chez les malades sous antiplaquettaires. Les patients à risque élevé de thrombose vasculaire doivent être maintenus dans un état d’hypocoagulabilité volontaire. La transfusion plaquettaire ne doit pas être prescrite à titre de prophylaxie, mais seulement en fonction du degré d’hémorragie.
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© CHASSOT PG, DELABAYS A, SPAHN D Mars 2010, dernière mise à jour Août 2018
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