Comme la chirurgie et le polytraumatisme s'accompagnent d'une fibrinolyse importante, il est logique que des substances antifibrinolytiques soient utilisées pour diminuer les pertes sanguines. Elles sont au nombre de trois: l'aprotinine (Trasylol®), l'acide ε-amino-caproïque (Amicar®) et l'acide tranexamique (Cyclokapron®, Anvitoff®).
Aprotinine
L'aprotinine, extraite du poumon de boeuf, est un inhibiteur des protéases sériques, de la kallikréine, de la protéine C et de la trypsine. La dose habituelle est de 2 millions UI. Largement utilisée pendant une vingtaine d’années, l’aprotinine diminue significativement les risque de transfusions en chirurgie cardiaque et vasculaire, particulièrement chez les malades sous antiplaquettaires [6,13] ; elle présente un risque de réactions allergiques graves de 0.5-6%, particulièrement chez les personnes allergiques aux viandes et au blanc d'œuf [1,11]. L'administration doit être très prudente chez les personnes ayant été en contact avec la substance dans les 12 mois précédents (dose-test 10'000 UI en 10 min).
Malheureusement, deux études groupant respectivement 4'374 et 898 patients ont démontré des effets secondaires troublants. Par rapport à l'acide tranexamique, à l'acide ε-amino-caproïque ou à un placebo, l'aprotinine (dose ≥ 2 millions UI) augmente le taux d'insuffisance rénale (5.5% versus 1.8%), d'ictus (4.5% versus 1.6%), d'évènements cardiaques (20.4% versus 13.2%), et de mortalité (2.8% versus 1.3%) de manière dépendante de la dose [14]; la diminution de l'hémorragie n'est pas significative (753 ml versus 827 ml avec le placebo et 676 ml avec l'acide tranexamique). En suivant les mêmes malades à 5 ans, la mortalité reste plus élevée chez ceux qui ont reçu de l’aprotinine (hazard ratio 1.48) [15]. La deuxième étude compare les effets de l'aprotinine (6 millions UI) à ceux de l'acide tranexamique (50-100 mg/kg) [8]; l'efficacité des deux substances en terme d'hémorragies et de transfusions est identique, mais les complications rénales sont plus fréquentes avec l'aprotinine (24% versus 17%, p = 0.01); cette association est renforcée chez les patients présentant une dysfonction rénale préopératoire. Finalement, l’étude BART, qui compare l’aprotinine à l’acide tranexamique et à l’acide ε-amino-caproïque chez 2’331 patients de chirurgie cardiaque à haut risque, a sonné le glas de la substance [7]. En effet, l’étude a du être interrompue lorsqu’il s’est avéré que le groupe de patients recevant l’aprotinine présentait un excès de mortalité de 50% (RR 1.53) par rapport à ceux recevant les deux autres substances, sans que le risque hémorragique soit significativement différent. Dès lors, l’aprotinine a été retirée du marché (2007), bien qu'elle soit plus efficace que les deux autres antifibrinolytiques.
La rapidité de ce retrait a beaucoup surpris, d’autant plus que l’étude BART présente de sérieuses faiblesses méthodologiques et que le poids de l’évidence dans la littérature penche en faveur de l’aprotinine dans les pontages aorto-coronariens et chez les malades sous anti-thrombotiques [18]. Bien que les autorités sanitaires européennes et canadiennes aient clairement indiqué que les bénéfices de l’aprotinine surpassent ses risques en chirurgie cardiaque, son utilisation n’a pas repris. Toutefois, la substance pourrait revenir sur le marché, puisque l’agence européenne des médicaments (European Medicines Agency, EMA) en a levé l’interdiction; toutefois, son utilisation potentielle est réservée aux adultes opérés en CEC qui présentent un haut risque hémorragique et un faible risque rénal, et aux centres qui participent à un registre européen colligeant tous les cas. D'autre part, les programmes multimodaux d'épargne sanguine ont diminué les problèmes de saignement à un point tel que le bénéfice de l'aprotinine est largement estompé dans le contexte actuel [4].
Antifibrinolytiques
L'acide ε-amino-caproïque (dose: 2 gm) diminue le taux de transfusion en chirurgie cardiaque, hépatique et orthopédique, mais il est moins efficace que les hautes doses d'aprotinine: l'économie de sang n'est que de 15%, alors qu'elle est de 35% avec cette dernière [3,12,22]. L'acide tranexamique (dose totale par 24 heures: 50-100 mg/kg) est lui aussi un peu moins efficace que l'aprotinine: le risque de transfusion est de 33% au lieu de 13% avec l'aprotinine par rapport au groupe contrôle [2,6] ; toutefois, il est plus puissant que l’acide ε-amino-caproïque. Ces deux substances sont moins chères et causent moins de réactions allergiques que l’aprotinine ; elles ne sont pas associées à des dysfonctions rénales ni à une augmentation de mortalité [7]. Elles ont une demi-vie d’élimination de 2 heures. En chirurgie cardiaque, l’acide tranexamique diminue de 47% la consommation d’érythrocytes et de 48% le taux de reprises chirurgicales [20].
L’acide tranexamique réduit le besoin en transfusion allologue peropératoire (RR 0.65) [10]. Il a récemment été testé chez 20’211 polytraumatisés au déchocage [23]. Dans cette situation, l’administration de 1 g en 10 min suivie de 1 gm en 8 heures réduit la mortalité sur hémorragie par rapport au placebo (RR 0.85) et diminue l’incidence d’insuffisances multiorganiques (risk ratio 0.90), pour autant que la substance soit administrée dans les 3 heures qui suivent l'accident. Dans ce contexte, son utilisation s'est révélée sûre. Toutefois, il s’est avéré après 2-3 ans d’utilisation en CCV que l’acide tranexamique n’était pas dénué de complications dans les cas à risque élevé, où il semble au moins aussi dangereux que l’aprotinine [9]. Il est également associé à une insuffisance rénale postopératoire, particulièrement dans la chirurgie valvulaire [17]. Les hautes doses doublent l’incidence de convulsions postopératoires par rapport à l’aprotinine ou à l’acide ε-amino-caproïque, particulièrement chez les personnes âgées [16,19,22].
Actuellement, l'acide tranexamique est l’antifibrinolytique le plus couramment utilisé en chirurgie cardiaque. Les dosages décrits dans la littérature varient de 10 à 100 mg/kg. Il est important d’administrer une première dose avant la CEC (10-50 mg/kg), suivie d’une perfusion (2-25 mg/kg/h) ou d’une répétition de la première dose dans la CEC, et d’une dose après la CEC [25]. La dose maximale recommandée par 24 heures est 150 mg/kg.
Desmopressine
La desmopressine (Minirin®), un analogue de la vasopressine qui stimule la production de facteur VIII et de facteur von Willebrand par l’endothélium, est recommandée dans certaines pathologies accompagnées de dysfonction plaquettaire spécifique (urémie, hémophilie A, maladie de von Wildebrand type I) [24]. Les patients sous antiplaquettaires peuvent en profiter s'ils saignent malgré un taux de plaquettes normal [5,21]. Le dosage est 0.3 mcg/kg en 20 minutes.
Epargne sanguine : moyens pharmacologiques |
Antifibrinolytiques (acide tranexamique, acide amino-caproïque)
Desmopressine (hypo-agrégabilité plaquettaire)
Facteurs de coagulation isolés (en fonction du thromboélastogramme)
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© CHASSOT PG, MARCUCCI C, SPAHN DR. Juin 2011; dernière mise à jour, Novembre 2018
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