La position de l’anesthésiste en chirurgie cardiaque a fortement évolué au cours des deux dernières décennies. Son impact s'est étendu dans trois domaines: l'aspect médical de la prise en charge péropératoire, l'amélioration du devenir des patients et la médecine périopératoire.
Concernant le premier point, l’introduction de l’échocardiographie en salle d’opération et la maîtrise progressive qu’il en a acquise ont permis à l'anesthésiste de mieux comprendre la physiopathologie de ses patients et l’ont familiarisé avec de nombreux aspects cardiologiques et chirurgicaux de son quotidien. D'autre part, la sous-spécialisation en soins intensifs lui a permis d'acquérir des compétences nouvelles en médecine aiguë. Ces activités ont peu à peu fait de lui un collaborateur central dans de multiples décisions médicales et ont initié une tendance nouvelle qu'on retrouve également dans d'autres domaines chirurgicaux : l’anesthésiste devient un substitut de l'interniste en salle d’opération. De simple pourvoyeur de sommeil, il devient un clinicien de référence. Certes, il ne possède pas les mêmes connaissances qu'un cardiologue, mais il maîtrise particulièrement les situations instables et aiguës propres au bloc opératoire ou à la réanimation, qui sont très éloignées du quotidien de la cardiologie. Il en découle trois conséquences pour l'anesthésiste.
- Acquérir une formation adéquate en échocardiographie, certifiée par une accréditation (voir Chapitre 25 Formation en ETO), et avoir de bonnes connaissances de base en cardiologie et en hémodynamique;
- Comprendre les principes et les contraintes des opérations, être à l'aise avec le fonctionnement de la CEC et des machines d'assistance circulatoire;
- Entretenir une collaboration étroite avec les cardiologues, les chirurgiens, les intensivistes et les perfusionnistes de son institution.
Le succès d’une opération n’est pas celui d’un individu, mais le fruit d’un travail d'équipe dans laquelle chacun a une part indispensable (voir Chapitre 2 Gestion de l'équipe). Cet aspect pluridisciplinaire est certainement une des facettes les plus enrichissantes de l’anesthésie cardiaque. Dans cette situation nouvelle, l’anesthésie cardiaque devient une sous-spécialité à part entière de l’anesthésie. Les technologies minimalement invasives qui se développent rapidement vont encore renforcer cette tendance, car elles requièrent des compétences spécifiques de la part de l’anesthésiste, et leur succès est largement lié à la synchronisation des tâches entre l'opérateur et lui.
Le deuxième point concerne l'influence de l'anesthésie sur le devenir des patients. Elle porte sur deux éléments: le choix de la technique et la qualité du travail. Certaines stratégies peuvent améliorer le résultat de l'opération. Les halogénés, par exemple, offrent une protection contre l'ischémie myocardique en chirurgie de revascularisation coronarienne, par des mécanismes cellulaires analogues à ceux du préconditionnement (voir Chapitre 5 Préconditionnement) [2,6,12,16]. Comparés à l'anesthésie intraveineuse (TIVA), ils tendent à diminuer la mortalité (OR 0.51-0.55) et les complications pulmonaires (OR 0.71); ils semblent aussi améliorer la qualité de la revascularisation [1,5,15]. D'autres mesures ont un effet favorable sur la survie immédiate: contrôle de la glycémie, ventilation protective, optimisation hémodynamique périopératoire (levosimendan), acide tranexamique, gestion transfusionnelle [7,8,9,10].
Le succès d'une intervention ne tient pas seulement à la stratégie choisie mais aussi à la rigueur avec laquelle elle est appliquée. Il ne suffit pas de sélectionner la bonne technique, il faut encore bien conduire le cas. La qualité de la performance offerte par l’anesthésiste compte autant que les substances ou le monitorage utilisés. En 1985, un article retentissant avait montré que, sur 1'023 pontages aorto-coronariens, les patients de l'un des 9 anesthésistes concernés avait un taux de tachycardie, d'ischémie myocardique et d'infarctus postopératoire outrageusement plus élevé que la moyenne [14]. Cette étude était la première à faire un lien objectif entre la qualité des prestations de l'anesthésiste et le devenir des patients. Une deuxième publication similaire sur un autre collectif arrivait à la même conclusion: la performance anesthésique conditionne la morbi-mortalité des malades [11]. Plus récemment, deux travaux sur les pontages aorto-coronariens ont abouti à des résultats sensiblement différents. La première étude a trouvé que les anesthésistes dont les performances sont situées dans les percentiles inférieurs (< 25%) ont un taux de complications deux à trois fois plus élevé que ceux des anesthésistes classés dans les percentiles supérieurs (> 75%) ; la différence varie de 1.82 fois à 3.36 fois selon le degré de risque propre du malade [4]. Mais ce travail a dû être rétracté à cause de vices statistiques, ne laissant qu'un résultat tronqué: les anesthésistes les moins performants n'influencent négativement la survie que chez les malades à haut risque [3]. La deuxième étude a trouvé que l'état clinique des patients (EuroSCORE) a une valeur prédictive de 95% pour la mortalité postopératoire; 4% de la variablitié est liée au chirurgien et à peine 1% à l'anesthésiste [13]. Mais là aussi, des problèmes statistiques amputent la validité des résultats [3]. Trente ans séparent la première étude des deux dernières publiées; pendant cette période, une importante évolution a eu lieu sur deux plans.
- Sophistication des aides technologiques; l'échocardiographie et l'échographie de ponction se sont largement répandues; le monitorage, la ventilation et l'arsenal pharmacologique se sont considérablement perfectionnés. Ces aides sont devenues si disponibles et si sûres que même des anesthésistes aux performances modestes peuvent prendre en charge des cas de chirurgie cardiaque sans en pénaliser les résultats. La technicité améliore les prestations, mais abaisse le niveau des compétences cliniques et rend dépendant d'un armamentarium sophistiqué. Depuis toujours, chaque avancée technologique correspond à la perte d'un ancien savoir-faire.
- Publication des recommandations (Guidelines); de nombreux protocoles établis par des experts et cautionnés par les sociétés de la spécialité proposent la meilleure stratégie dans les situations les plus fréquentes. La part d'improvisation est réduite au minimum.
Ainsi les patients à bas risque opérés de pontages électifs ou de remplacements valvulaires simples ne sont guère affectés par les performances de leur anesthésiste [3]. Néanmoins, l'expérience clinique et l'acuité de la surveillance gardent toute leur influence sur le devenir des patients à haut risque, dont la survie est directement liée à la qualité des performances médicales. Dans les conditions de sécurité des pays industrialisés, des routines bien appliquées permettent certainement de mener à bon port 80% des patients. Il reste toutefois deux situations qui influencent peu les statistiques mais qui réclament toute l'habileté et toute la perspicacité de l'anesthésiste: les 20% de cas à haut risque ou de cas au cours desquels survient un problème inattendu et qu'il faut savoir débrouiller, et le travail dans les conditions moins favorables ou franchement difficiles des hôpitaux que la pauvreté empêche de disposer des conditions techniques idéales.
Le troisième point a pour objet la médecine périopéraoire. L'anesthésie a progressivement étendu son domaine au-delà du bloc opératoire pour s'intéresser simultanément à la préparation préopératoire du malade et à sa prise en charge postopératoire en surveillance intensive. D'une fonction de "gas-passer", l'anesthésiste évolue vers celle de perioperative physician. Cette attitude est particulièrement logique en chirurgie cardiaque. Par rapport au médecin-traitant, au cardiologue et à l'intensiviste, il est le seul à bien connaître les problèmes rencontrés en cours d'intervention, à saisir l'impact des pathologies et des traitements en cours sur le déroulement de l'opération, et à maîtriser la continuité entre le bloc opératoire et le suivi en soins intensifs. Ayant lui-même une formation d'intensiviste, l'anesthésiste cardiaque devient le pivot central dans le suivi en continu du patient au cours de sa trajectoire hospitalière. Il incarne parfaitement la volonté actuelle de mettre le malade au centre des préoccupations et de transformer la médecine fragmentée en spécialités cloisonnées dans une médecine personnalisée axée sur les spécificités de chaque patient. Ceci est particulièrement vrai pour l'évolution postopératoire immédiate, qui est conditionnée par les évènements survenus en salle et les thérapeutiques initiées pour y faire face. Cette prise en charge relève d'une médecine intensive très spécifique à la chirurgie cardiaque, qui réclame un personnel médical et infirmier parfaitement au courant de cette spécialité. La continuité entre le bloc et les soins intensifs ne peut être assurée que par la même équipe d'anesthésie. Il n'est pas possible d'être efficace si l'on change de grille de lecture dès qu'on franchit le sas du bloc opératoire.
En salle de chirurgie cardiaque comme dans n’importe quelle salle d’opération, l’anesthésiste est un passeur. Il prend en charge un malade et lui fait traverser la chirurgie jusqu’à son réveil, comme un batelier fait traverser le fleuve à son passager et l’amène à bon port sur l’autre rive. Sa principale responsabilité est d’honorer ce contrat tacite qui le lie au malade. Même s’il a des obligations vis-à-vis du chirurgien et de l'hôpital, c’est avant tout vis-à-vis du patient qu’il est moralement responsable, et c’est à lui qu’il doit toute sa perspicacité et toute son aide.
Rôle de l'anesthésiste en chirurgie cardiaque |
Grâce notamment à l'échocardiographie, l'anesthésiste a de plus en plus un rôle d'interniste-consultant en salle d'opération, ce qui implique une formation adéquate en ETO et des connaissances étendues en cardiologie, en hémodynamique et en technique d'assistance circulatoire.
Les progrès technologiques ou pharmacologiques et la publication de nombreuses recommandations (Guidelines) ont facilité la tâche de l'anesthésiste, dont les performances ont moins d'influence sur les résultats que par le passé pour la chirurgie habituelle. Les cas complexes, cependant, requièrent toute l'habileté et toute la perspicacité d'un excellent clinicien.
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© CHASSOT PG, BETTEX D, MARCUCCI C, Septembre 2010, dernière mise à jour, Décembre 2018
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