L'évaluation préopératoire ayant permis d'identifier et de préparer les patients à risque, le but de l'anesthésie est double :
- Maintenir un équilibre optimal entre l'apport et la demande en O2 du myocarde (voir Figure 9.3) ;
- Identifier et traiter le plus tôt possible la survenue d'un épisode ischémique.
Beaucoup d’épisodes ischémiques peropératoires surviennent en l’absence de modifications hémodynamiques, suggérant ainsi qu’ils ont pour origine une insuffisance dans l’apport d’oxygène (insuffisance coronarienne, spasmes, instabilité de plaques athéromateuses, hypotension, anémie) plutôt qu’un excès de demande métabolique myocardique (tachycardie, stress, douleur, hypertension). Le risque d'une coronaropathie cliniquement instable (angor stade III-IV) est donc plus élevé que celui d'un angor stable ou stabilisé (stade I-II).
L'ischémie peropératoire est un phénomène multifactoriel, complexe et partiellement aléatoire ; la sténose coronarienne est dynamique, et la mVO2 réduite sous anesthésie. Il n'est donc pas surprenant qu'il soit difficile de déterminer des seuils hémodynamiques au-delà desquels le risque d'ischémie soit certain. Il n'en reste pas moins que la rapidité de réaction est un facteur essentiel dans le maintien de l'équilibre du patient.
- Toute modification de la pression artérielle ou de la fréquence cardiaque doit être corrigée immédiatement : vasoconstricteur, vasodilatateur, béta-bloqueur, approfondissement de l'anesthésie.
- L’apparition de signe d'ischémie doit être traitée agressivement : vasoconstricteur systémique, antiplaquettaires, anticoagulation, nitroglycérine, béta-bloqueur, revascularisation (voir Tableau 9.7 et Tableau 9.8, ainsi que Figures 9.29A, 9.29B et Figures 9.29C, 9.29D).
- Le taux d'hémoglobine doit être maintenu entre 80 et 100 g/L [3].
Le taux de complications cardiaques et la mortalité postopératoire sont directement proportionnelles à l’importance de trois facteurs : 1) l’hémorragie peropératoire, 2) l’hypotension artérielle, et 3) la tachycardie. Des pertes sanguines supérieures à 1 L, une PAM < 45 mmHg et une fréquence > 85 b/min pendant > 10 minutes décuplent le risque postopératoire [8]. Si le premier facteur relève du chirurgien, la correction des deux autres est du domaine de l’anesthésiste.
On sait que le choix de la technique d'anesthésie a peu d’impact sur le devenir des patients coronariens : conduite avec rigueur, n'importe quelle manière de procéder est efficace pour autant qu'elle atténue les réactions de stress per- et post-opératoire et maintienne l’équilibre du rapport DO2/VO2. Toutefois, la cardioprotection pharmacologique (voir Chapitre 3, Cardioprotection périopératoire) et le phénomène du préconditionnement par les halogénés (Préconditionnement) font que certains agents peuvent influencer le devenir de ces patients.
Technique d'anesthésie générale
Des remarques précédentes sur la pharmacologie, il ressort que le thiopental et la kétamine sont inadaptés à l'anesthésie du coronarien, alors que le midazolam et l'étomidate sont inoffensifs. Si la pression artérielle est maintenue stable, le propofol est une bonne solution pour l’induction, mais les halogénés lui sont préférables pour le maintien de l’anesthésie à cause de leur effet de précondionnement. Isoflurane et sevoflurane sont à peu près équivalents ; le sevoflurane assure une meilleure stabilité hémodynamique. La vasodilatation artérielle de l'isoflurane en fait le premier choix chez l'hypertendu ou chez le patient souffrant d'une insuffisance valvulaire mitrale ou aortique. Le desflurane fait courir le risque d'une hyperactivité sympathique et d'une hypertension pulmonaire liée à l'augmentation de la concentration inhalée ; il n’est pas indiqué chez le coronarien.
La tachycardie et l'hypotension sont certainement les évènements les plus nocifs chez le coronarien, surtout s'ils persistent plus de 10 minutes. Il est en général recommandé de maintenir la PAM à > 65 mmHg ou à > 80% de sa valeur de base [3]. Une PAM de < 60 mmHg ou de < 40% de sa valeur pré-induction pendant > 30 minutes fait presque doubler (OR 1.8) le risque de souffrance myocardique définine par le taux de troponine postopératoire; le taux d'infarctus passe de 3% à 6% [11]. L'aggravation des dysfonctions organiques postopératoires débute dès que la PAM est < 80 mmHg pour > 10 minutes et devient manifeste lorsque la PAM est < 60-65 mmHg [12]. Dans l'analyse secondaire d'une étude prospective, par exemple, l'hypotension (PAsyst < 90 mmHg pendant > 10 min) est indiscutablement liée à la survenue d'infarctus ou de décès cardiovasculaire après chirurgie majeure, et de manière plus importante que le status coronarien [9].
- Patients sans hypotension ni coronaropathie (taux de base): 2.7%;
- Patients sans hypotension mais avec coronaropathie obstructive: 6.7% (HR 2.51);
- Patients avec hypotension mais sans coronaropathie: 8.8% (HR 3.85);
- Patients avec hypotension et avec coronaropathie obstructive: 16.4% (HR 7.34);
- Ces accidents sont survenus dans les 12 premiers jours postopératoires.
Une fréquence cardiaque de base > 90 batt/min (valeur mesurée à la consultation préopératoire) accroit de 22% (OR 1.22) le risque de lésion myocardique (augmentation des troponines postopératoires) et de 2 fois et demi (OR 2.86) celui de mortalité à 30 jours par rapport à une fréquence de 60 batt/min [4]. Un repère utile est le rapport de Buffington : le coronarien entre dans la zone dangereuse lorsque sa pression artérielle moyenne (PAM) est inférieure à sa fréquence cardiaque (FC). Le rapport PAM / FC doit rester > 1 [1]. La fréquence cardiaque à laquelle sont survenues les altérations cinétiques ou électriques à l’épreuve d’effort préopératoire indique la fréquence cardiaque à ne pas dépasser ; il est souhaitable de maintenir la fréquence du malade 20% en dessous de cette valeur. Le contrôle hémodynamique est opéré par quatre éléments.
- La profondeur de l'anesthésie;
- Le volume circulant;
- L’administration d’un vasoconstricteur α (phényléphrine, nor-adrénaline);
- L'administration de β-bloqueur (esmolol, métoprolol).
Le but recherché peut être résumé simplement dans un raccourci sur l'état idéal du patient coronarien :
Lent - Mou - Fermé
PAM / FC > 1
Monitorage
L'ischémie peropératoire est par nature silencieuse. Le diagnostic repose essentiellement sur les modifications du segment ST à l’ECG et accessoirement sur les altérations de la cinétique segmentaire à l’ETO. Une surveillance hémodynamique optimale réclame un monitorage continu de la fréquence cardiaque, de l’ECG et de la pression artérielle par voie invasive (cathéter radial ou fémoral) (voir Chapitre 6, Monitorage de l’ischémie). La seule mesure objective de l’ischémie est une diminution de l’extraction de lactate et une augmentation de sa production dans le sinus coronaire, mais la canulation de ce dernier n’est pas une technique facilement utilisable en clinique.
L'ECG est le monitorage le plus spécifique et le plus sensible pour surveiller en permanence l'ischémie sous-endocardique. Le degré de sous-décalage ou de surélévation du segment ST est directement proportionnel à la taille du territoire ischémié. L’observation du segment ST dans les dérivations D2 et V5 permet de déceler 80% des épisodes ischémiques ; l'addition de V4 augmente le degré de détection à 96% [7]. On peut aussi afficher les dérivations correspondant aux territoires dans lesquelles les anomalies les plus importantes ont été découvertes au cours du test d’effort préopératoire. La spécificité et la sensibilité de l’analyse automatique du segment ST sont de l’ordre de 75% [5]. D'autres signes électriques peuvent traduire des épisodes ischémiques : ESV multifocales, tachycardie ventriculaire, fibrillation ventriculaire, blocs de branche intermittents ou permanents.
La surveillance continue de la pression artérielle est capitale parce que le flux est pression-dépendant derrière les sténoses et dans les collatérales. Une baisse de la pression artérielle moyenne de plus de 30%, ou en dessous de 65 mmHg, a une valeur prédictive positive de 84% pour une ischémie péri-opératoire [6]. Il est habituellement recommandé de la maintenir la PAM au-dessus de 75-80 mmHg pour avoir une marge de sécurité. Le danger est maximal lorsqu’elle devient inférieure à la fréquence cardiaque (rapport de Buffington < 1).
Le cathéter artériel est un apport considérable dans l'acuité de la surveillance hémodynamique par l'affichage en continu de la PA et de ses variations. S'il est indipensable dans les cas de chirurgie majeure, il peut être efficacement remplacé par les nouvelles technologies non-invasives de la mesure de la PA dans les cas de chirurgie intermédiaire (voir Chapitre 6, Analyse de la courbe artérielle). La même remarque s'applique aux systèmes de calcul du volume systolique, très utiles pour la titration de l'apport liquidien et le suivi du débit cardiaque, dont les dispositifs non-invasifs deviennent de plus en plus performants pour maintenir l'hémodynamique dans les limites de la norme au cours des interventions non-cardiaques. Cependant, ils restent insuffisants lors de larges déviations de l'hémodynamique (état de choc, bas débit cardiaque, arythmies, poussée hypetensive, etc) (voir Chapitre 6, Mesures du débit cardiaque: autres technologies).
L'ETO observe les altérations de la cinétique segmentaire (ACS) ; celles-ci n’apparaissent qu'en cas de lésions sur les troncs coronariens avec ischémie transmurale ou englobant au minimum 20% de l’épaisseur de paroi. La valeur prédictive positive de l’ETO pour l’infarctus postopératoire est élevée en chirurgie coronarienne où les lésions sont tronculaires et segmentaires, mais elle est faible en chirurgie non-cardiaque où les lésions prédominantes sont sous-endocardiques et sans traduction échocardiographique [2,5]. L’ETO n’est donc pas un mode de surveillance adéquat de l’ischémie en chirurgie générale, alors qu’elle est très pertinente en chirurgie de revascularisation coronarienne. Par contre, elle a une capacité inégalée à démontrer les décompensation hémodynamiques liées à l'ischémie : dysfonction ventriculaire gauche (ischémie aiguë, dilatation sur postcharge excessive), dysfonction droite, insuffisance mitrale, etc. L’ETO est un moyen de surveillance inégalé de la tolérance du ventricule aux manipulations hémodynamiques comme le clampage de l’aorte lors d’une cure d’anévrysme.
Le cathéter pulmonaire témoigne de l'éventuelle conséquence hémodynamique d’une ischémie du VG (stase pulmonaire, onde "v", bas débit cardiaque), mais cela implique une lésion étendue englobant plus de 30% de la masse ventriculaire. Il n’est pas en soi une technique de surveillance de l’ischémie coronarienne [10].
Anesthésie du patient coronarien |
Deux priorités: - Maintenir un rapport DO2/VO2 myocardique optimal
- Traiter précocement et agressivement tout épisode ischémique
Maintien rigoureux de la pression artérielle (PAM ≥ 80 mmHg) et de la fréquence (FC 60-65 batt/min)
Maintien du rapport PAM / FC > 1.
Hémodynamique idéale: Lent – Mou – Fermé
Monitorage: ECG (D2 et V5) avec surveillance du segment ST et cathéter artériel (PA invasive). L’ETO permet de surveiller: 1) les altérations de la cinétique segmentaire survenant en cas d’obstruction tronculaire et 2) la fonction des ventricules et leur tolérance aux modifications hémodynamiques. Le cathéter artériel pulmonaire n’est pas une technique de surveillance de l’ischémie myocardique.
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© BETTEX D, CHASSOT PG, RANCATI V, Janvier 2008, dernière mise à jour, Novembre 2019
Références
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- WESSELINK EM, KAPPEN TH, TORN HM, et al. Intraoperative hypotension and the risk of postoperative adverse outcomes: a systematic review. Br J Anaesth 2018; 121:706-21