Bien que la gestion de la CEC soit de la responsabilité du perfusioniste, l'anesthésiste a de nombreuses tâches de surveillance et de collaboration à effectuer en cours de pompe (Tableau 7.6) [1].
- Gestion de l'anesthésie; les médicaments sont injectés directement dans le circuit de la CEC. Les perfusions sont montées sur la voie centrale ou sur la voie auriculaire du cathéter de Swan-Ganz, parce que leur branchement sur le circuit ne peut se faire que par un robinet monté à l'avance sur la tubulure veineuse ou le réservoir. Le branchement sur le réservoir veineux est techniquement simple, mais il n'assure pas un débit continu parce que le niveau du réservoir oscille constamment. La meilleure solution consiste donc à adjoindre un robinet sur la ligne veineuse à la sortie du réservoir. Selon la position de la voie centrale par rapport aux canules veineuses, le délai d'action peut être de plusieurs minutes.
- Maintien du sommeil; c'est un point capital et délicat pendant la CEC. La dilution des substances en circulation par le perfusat de la CEC et la stimulation sympathique du refroidissement peuvent facilement réveiller le malade en début de pompe. Les critères cliniques d'anesthésie ne s'appliquent plus pendant cette phase de l'intervention: l'hémodynamique est réglée par la pompe, le coeur et les poumons sont hors-circuit, la transpiration est liée au réchauffement, les pupilles sont en miosis à cause du fentanil ou en mydriase à cause du froid; de plus, on ne s'aperçoit pas que le malade se réveille momentanément s'il est profondément curarisé [4]. Il est donc important de pouvoir observer les petits mouvements qui précèdent le réveil et de n'administrer un curare que dans les situations où cela est nécessaire (voir ci-dessous), ou d'utiliser un monitorage du sommeil comme le BIS™ (valeur 40-60); malheureusement, ce dernier est peu fiable et défaille en hypothermie (voir Chapitre 6 Index bispectral). Le monitorage de l'activité cérébrale indique que 9% à 20% des patients, selon la technique d'investigation utilisée, présente une valeur compatible avec un sommeil insuffisant [8]. Une observation attentive de la saturation veineuse en oxygène (chute de la SvO2) renseigne également sur un éventuel réveil. Pour ces diverses raisons, le taux d'éveil peropératoire et de souvenirs au réveil est très variable en chirurgie cardiaque (0.1-2.3% des cas), mais bien plus élevé qu'en chirurgie générale [7]. Un vaporisateur d'halogéné (isoflurane ou sevoflurane) permet d'assurer le sommeil en diffusant en permanence 1.0-1.5 MAC de la substance sur le circuit de gaz de l'oxygénateur; c'est la meilleure routine pour la chirurgie de revascularisation coronarienne (bénéfice du préconditionnement), mais sa gestion pose quelques problèmes (voir Ventilation en CEC et Agents spécifiques). Le propofol en perfusion (5 mg/kg/h) et le midazolam en bolus itératifs (5 mg) ou en perfusion (2 mcg/kg/h) peuvent remplacer l'halogéné dans les autres types de chirurgie. En dessous de 30°C, l’hypothermie assure à elle seule le sommeil puisque 30-32°C est la température cérébrale à laquelle on perd conscience.
- Ventilation; trois points sont à prendre en compte à ce sujet [6].
- Lorsque l'aorte est clampée, l'absence de circulation pulmonaire justifie un arrêt complet du respirateur; maintien d'un flux passif de mélange O2/air (1 L/min, FiO2 0.3-0.5) sous une pression < 5 cm H2O (le ballon du circuit respiratoire doit rester dégonflé).
- Lorsque l'aorte est déclampée, le cœur bat et entretient une certaine circulation pulmonaire; il est donc judicieux de maintenir une ventilation réduite en ajustant, par exemple, les paramètres du ventilateur à la moitié des valeurs à cœur battant (FiO2 0.5, VC 3-4 mL/kg, fréquence 5-8 cycles/min).
- Les manœuvres de capacité vitale (30-40 cm H2O pendant 20-30 secondes) sont essentielles au moment de la reprise de la ventilation; on surveille soigneusement le champ opératoire au cours de ces manœuvres pour éviter de gêner l'opérateur ou d'exercer une traction délétère sur le(s) greffon(s) mammaire(s) [3].
- Curarisation; elle est de préférence réservée aux situations suivantes: cardiotomie gauche, mouvements diaphragmatiques spontanés, hypothermie profonde avec arrêt circulatoire, bas débit accompagné de désaturation veineuse, frissons au réchauffement. Un relaxographe permet d'en contrôler l'intensité. Une sous-curarisation améliore la possibilité de diagnostiquer un éveil momentané.
- Analgésie; la stimulation douloureuse est très faible pendant une CEC tant qu'on ne manipule pas la cage thoracique. Les opiacés sont utiles pour l'inhbition de la réactivité hémodynamique sympathique et parasympathique. Ils sont nécessaires dès qu'on relâche l'écarteur et qu'on met en place les drains thoraciques/péricardiques. Par ailleurs, les opiacés ne sont que faiblement hypnogènes.
- Maintien de la PAM à 50-70 mmHg, en principe à l'intérieur de la plage d'autorégulation cérébrale mais celle-ci est variable selon les individus (voir Hémodynamique). La régulation de la pression ne doit pas se faire au détriment du débit [6]. La PAM peut être momentanément abaissée jusqu'à 40 mmHg en hypothermie (≤ 28°). La vasodilatation permet de meilleurs échanges thermiques au réchauffement. Cependant, un certain degré de vasoplégie est fréquent en pompe, et l'hypotension qu'il entraîne peut devenir dangereuse si elle se prolonge parce que le perfusioniste ne peut pas compenser par une augmentation du débit. Si des bolus de néosynéphrine de 100 mcg sont insuffisants pour corriger la situation, on met en route une perfusion de noradrénaline sur la voie centrale ou sur la voie auriculaire droite de la Swan-Ganz. Une poussée hypertensive est réglée par des bolus de phentolamine (1 mg), de nicardipine (0.3-1 mg) ou de nitroglycérine (50-100 mcg); l'isoflurane (2-4%) contribue à la régulation de l'hypertension. Le nitroprussiate est réservé aux cas réfractaires, après s'être assuré que les résistances artérielles systémiques sont effectivement excessives au moyen de la formule: RAS = 80 • (PAM/DP) où DP est le débit de pompe; en hypothermie, le risque d'intoxication au thiocyanate est élevé parce que l'activité des rhodanases hépatiques responsables de la biotransformation du nitroprussiate est inhibée [5].
- Surveillance du débit: 2.4 L/min/m2 en normothermie, abaissé jusqu'à 1.8 L/min/m2 à 28° et 1.5 L/min/m2 à 25°C (voir Hémodynamique). La fréquence des oscillations dues aux galets de la pompe sur la courbe artérielle renseigne sur le débit de la pompe. La SvO2 mesurée dans le circuit veineux de la CEC renseigne sur l'adéquation du débit aux besoins de l'organisme (SvO2 ≥ 70%). Le maintien du débit est prioritaire par rapport à celui de la pression.
- Saturométries.
- SaO2 (sur la CEC): surveille l’oxygénateur, non le patient.
- SpO2: habituellement illisible à cause de la dépulsation et de la vasoconstriction, artéfacts fréquents.
- SvO2 sur le retour veineux de la CEC: mesure l’adéquation entre apport et consommation d'O2; elle représente la perfusion tissulaire.
- ScO2 (saturation cérébrale): évalue l’apport d’O2 au cerveau et reflète le DO2 tissulaire de l’organisme; baisse de > 20% de la valeur de base: risque de souffrance neurologique et polyorganique.
- SvO2 du cathéter de Swan-Ganz: sans intérêt lorsque le débit pulmonaire est minime ou nul, mais bien corrélée à l'adéquation DO2/VO2 de l'organisme en cas de CEC partielle (aorte déclampée).
- Surveillance de la face et des pupilles.
- Surveilance de l’ECG; la reprise d’une activité électrique, souvent désordonnée, implique l’administration d’une dose de cardioplégie.
- Surveillance de l'échocardiographie transoesophagienne (ETO) (voir Place de l’ETO).
- Transfusions; l'augmentation de viscosité à froid conditionne l'Ht recherché, qui doit idéalement avoir la même valeur en % que la température en °C. Il est préférable d’éviter un Ht < 25% (voir Amorçage). Seuils de transfusion en CEC: Ht ≤ 21% dans les cas simples, ≤ 25% dans les cas à haut risque.
- Surveillance de la glycémie; perfusion d'insuline si la glycémie persiste > 10 mmol/L.
- Kaliémie; une hyperkaliémie est banale à cause du potassium contenu dans la cardioplégie.
- Le débit urinaire est très variable en CEC et n'est pas corrélé à la fonction rénale postopératoire; les éléments les plus prédictifs sont la durée de CEC et la fonction rénale préopératoire.
La gestion de la température pendant la CEC par le (la) perfusioniste répond à un certain nombre de recommandations qui doivent être connues de l'anesthésiste [2].
- Pendant le refroidissement, le gradient de température entre l'entrée et la sortie de l'échangeur thermique de doit jamais excéder 10°C.
- Pendant le réchauffement lorsque la température est < 30°C, le gradient de température entre l'entrée et la sortie de l'échangeur thermique ne doit jamais excéder 10°C.
- Pendant le réchauffement lorsque la température est > 30°C:
- Le gradient de température entre l'entrée et la sortie de l'échangeur thermique doit rester ≤ 4°C;
- La vitesse de réchauffement doit rester ≤ 0.5°C/min.
- La température du sang à la sortie de l'échangeur thermique ne doit jamais dépasser 37°C pour éviter l'hyperthermie cérébrale.
- Le gradient de température entre l'eau de l'échangeur thermique et le sang ne doit jamais dépasser 10°C, et la température de l'eau ne doit pas aller en dessous de 12°C au refroidissement ni au-delà de 38° au réchauffement.
- Le gradient entre la température rectale/vésicale et la température oesophagienne doit rester inférieur à 10°C; la T° rectale ou vésicale est inférieure de 2-4°C à la température cérébrale pendant le réchauffement.
Surveillance en CEC |
Patient :
- Sommeil assuré (isoflurane/sevoflurane, propofol, midazolam)
- BIS 40-60 (douteux en hypothermie)
- PAM 60-80 mmHg
- SpO2 et SaO2 98-100%, SvO2 ≥ 70%, ScO2 > 65%
- PaO2 > 100 mmHg, PaCO2 40 mmHg, pas d’acidose
- ΔT° < 10°C entre oesophage et rectum/vessie
- ECG isoélectrique
- Glycémie 6-10 mmol/L
- Ventilation: débit continu de gaz frais (1-2 L/min, FiO2 0.3-0.5, P < 5 cm H2O)
Machine de CEC :
- ACT > 450 sec
- SaO2 (ligne artérielle) 98-100%, SvO2 (canule veineuse) ≥ 70%
- ΔT° < 10°C entre échangeur thermique et sang
- Débits de gaz réglés pour PaO2 > 100 mmHg et PaCO2 40 mmHg
- Débit: 2.4 L/min/m2 > 35°, 1.8 L/min/m2 à 28° et 1.5 L/min/m2 à 25°C
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© CHASSOT PG, GRONCHI F, Avril 2008, dernière mise à jour, Avril 2018
Références
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- ENGELMAN R, BAKER RA, LIKOSKY DS, et al. The Society of Thoracic Surgeons, the Society of Cardiovascilar Anesthesiologists, and the American Society of Extracorporeal Technology: clinical practice guidelines for cardiopulmonary bypass – Temperature management during cardioplmonary bypass. J Cardiothorac Vasc Anesth 2015; 29:1104-13
- GARCIA-DELGADO M, NAVARETTE-SÀNCHEZ I, COLMENERO M. Preventing and managing perioperative pulmonary complications following cardiac surgery. Curr Opin Anesthesiol 2014; 27:146-52
- GHONEIM MM, BLOCK RI, HAFFARNAN M, et al. Awareness during anesthesia; risk factors, causes and sequelae: a review of reported cases in the literature. Anesth Analg 2009; 108:527-35
- MOORE RA, GELLER EA, GALLAGHER JD, et al. Effect of hypothermic cardiopulmonary bypass on nitroprusside metabolism. Clin Pharmacol Ther 1985; 37:680-3
- MURPHY GS, HESSEL EA, GROOM RC. Optimal perfusion during cardiopulmonary bypass: an evidence-based approach. Anesth Analg 2009; 108:1394-417
- RANTA SO, HERRANEN P, HYNYNEN M. Patients conscious recollections from cardiac anesthesia. J Cardiothorac Vasc Anesth 2002; 16:426-30
- TIREN C, ANDERSON RE, BARR G, et al. Clinical comparison of three different anaesthetic depth monitors during cardiopulmonary bypass. Anaesthesia 2005; 60:189-93