Chaque patient nous offre un accès direct à sa perfusion périphérique: il suffit d’observer les extrémités, les muqueuses ou les conjonctives. Palper les mains, sentir leur température et leur moiteur, regarder leur coloration et leur vitesse de recoloration après compression, évaluer la couleur des lèvres ou des ongles, sont autant de manières rapides et toujours disponibles d’apprécier l’oxygénation tissulaire. Après ce premier examen, on peut envisager l'utilisation de diverses technologies qui permettent de quantifier l'apport et la distribution de l'O2 dans les tissus [12].
La saturation cérébrale en O2
La spectroscopie infrarouge (NIRS, Near-InfraRed Spectroscopy) offre la possibilité d'une mesure locale de la saturation de l'hémoglobine en oxygène (ScO2) au niveau des hémisphères cérébraux (voir Oxymétrie cérébrale). Les valeurs affichées sont très voisines de la saturation veineuse cérébrale (SjO2) parce que les 75% du sang cérébral sont dans le réseau veineux, 20% dans le réseau artériel et 5% dans les capillaires. La valeur normale à l’état éveillé oscille entre 60 et 75% [15] ; elle diminue de 78% chez l’enfant à 67% à partir de 60 ans [3]. Bien que l’évolution du chiffre soit plus significative que sa valeur absolue, une ScO2 inférieure à 50% est clairement anormale. Il existe souvent une légère asymétrie entre les deux hémisphères, mais l’apparition d’une nouvelle asymétrie de > 10 points est pathologique.
La ScO2 est modifiée par les conditions circulatoires locales (ischémie, embolie, clampage), mais ces changements sont unilatéraux. Comme les altérations hémodynamiques modifient la ScO2 de manière diffuse et homogène, la diminution est bilatérale et symétrique ; de ce fait, la ScO2 est un excellent monitorage de l’oxygénation tissulaire puisqu’elle baisse lorsque l’extraction cérébrale d’O2 augmente [1,16].
- La ScO2 s’abaisse avec le débit cardiaque et lui est directement corrélée [10] ; si les conditions locales sont inchangées, une chute de la ScO2 traduit une dysfonction systolique du VG avec une corrélation modeste (r = 0.74) [16].
- La ScO2 baisse avec une augmentation de la pression veineuse (stase veineuse, PEEP, Trendelenburg), puisque la pression de perfusion cérébrale est égale à : PAM – Pjug ; la ScO2 tend à diminuer en cas d’insuffisance diastolique.
- La valeur de la ScO2 préopératoire traduit le degré de dysfonction cardiopulmonaire (r = 0.77) ; lorsqu’elle est < 50%, elle est un facteur de risque indépendant de la mortalité à 30 jours et à un an après pontage aorto-coronarien [8].
- La ScO2 s'élève en hyperoxie, en hypercapnie (augmentation de l’apport d’O2 et vasodilatation cérébrale) et en hypothermie (baisse du métabolisme et de la libération d'O2 par l'Hb) [19].
- La ScO2 diminue avec une hémodilution comme en début de CEC, ou avec une hémorragie (baisse de l’Hb).
- Dans les arrêts circulatoires hypothermiques, la ScO2 permet de juger de la tolérance du cerveau à l’ischémie. A 20°C, la désaturation est d’environ 1%/min ; à 36°C, elle est de 20%/min [2].
En cours d’intervention, on cherche à maintenir la ScO2 entre 65% et 75%, et à éviter une chute de plus de 20 points par rapport à la valeur de base. Lorsqu’elle baisse en dessous de ces limites, il faut prendre des mesures immédiates pour améliorer la perfusion cérébrale : augmenter la pression artérielle et/ou le débit de CEC, éviter l’hypocapnie, diminuer la température cérébrale (hypothermie < 32°C), augmenter l’hématocrite. La vitesse de modification de la ScO2 a autant de valeur que le chiffre atteint ; plus la chute est rapide, plus la situation est grave et demande une correction accélérée de la pression artérielle. Le maintien rigoureux de la perfusion cérébrale en suivant l’évolution de la ScO2 tend à diminuer l’incidence d’AVC et de troubles neuro-cognitifs mais aussi d’insuffisance multi-organique postopératoires ; de plus, la durée d’hospitalisation est liée à l’importance de la désaturation cérébrale peropératoire (OR 2.71) [1,13]. La ScO2 fonctionne donc comme un excellent moniteur de l’oxygénation tissulaire.
La SvO2 et la SvcO2
La saturation veineuse mêlée (SvO2) mesurée dans l’AP par un cathéter de Swan-Ganz et la saturation veineuse centrale (SvcO2) mesurée en PVC par un cathéter veineux situé dans l’OD ou la VCS sont des indices indirects de l’oxygénation tissulaire globale de l’organisme. La différence artério-veineuse de la SO2 correspond à l’extraction tissulaire d’O2, qui est en moyenne de 25% (de 10% dans les reins à 60% dans le myocarde). La SvcO2 est une donnée plus aisée puisqu’elle ne nécessite qu’un cathéter court. Sa valeur normale (73-82%) est en moyenne 5% supérieure à celle de la SvO2, sauf si l’extrémité du cathéter est située dans l’OD en regard du sinus coronaire, auquel cas elle est plus basse [20]. Bien qu’elles ne soient pas équivalentes, ces deux mesures varient parallèlement et identifient toutes deux le point où le transport d’O2 devient insuffisant par rapport aux besoins de l’organisme (voir Rapport DO2/VO2). Elles sont notamment très utiles pour les points suivants.
- Détermination du seuil de transfusion;
- Indication de souffrance tissulaire en cas d’hypovolémie ou de bas débit cardiaque;
- En cas de sepsis, indication d’hypoxie tissulaire (SvO2 < 60%) ou de mésutilisation de l’O2 (SvO2 > 90%) ; une SvO2 élevée peut être également due à un shunt artério-veineux;
- Evaluation du sevrage ventilatoire ou circulatoire (assistance).
La différence A-V en CO2
La différence entre la valeur veineuse centrale et la valeur artérielle du CO2 (dCO2) se creuse dans les situations de bas débit cardiaque [12]. Un dCO2 de > 5 mmHg a une sensibilité de 96% pour la prédiction de complications postopératoires, particulièrement dans le choc septique où la SvcO2 est encore normale à cause du défaut d'extraction périphérique d'O2 [17].
La tonométrie gastrique (pHi)
La tonométrie gastrique a été développée pour évaluer le degré de perfusion de la muqueuse digestive, qui est particulièrement sensible à la réduction du flux sanguin; cette sensibilité en fait une excellente sentinelle de l’hypoxie tissulaire. La technique consiste à introduire une sonde gastrique munie d’un ballon en silicone perméable au CO2 et rempli de NaCl; le CO2 de la muqueuse gastrique va s’équilibrer avec le contenu du ballon en 30 à 60 minutes; la pression partielle de CO2 est ensuite mesurée dans le NaCl retiré du ballon. En cas d’hypoxie, le CO2 est produit en excès, parce qui les ions [H+] libérés par le métabolisme anaérobie sont tamponnés par le bicarbonate tissulaire [21]. Le concept de cette tonométrie repose sur trois hypothèses:
- Le CO2 diffuse librement entre la muqueuse et le ballon ;
- La PCO2 intraluminale est en équilibre avec la PCO2 intratissulaire ;
- La concentration en bicarbonate [HCO3-] est la même dans le sang et dans la muqueuse.
Ces préalables ne sont pas remplis en cas d’ischémie digestive massive, d’acidose systémique profonde (pHa < 7.1) ou de perfusion de bicarbonate. L’administration d’antihistaminiques H2 perturbe la mesure et donne des pHi anormalement bas [9]. Dans les situations habituelles, l’équation de Henderson-Hasselbach offre la possibilité de calculer le pH intramuqueux (pHi):
pHi = 6.1 + log (HCO-3 / a • PCO2)
où : a est le coefficient de solubilité du CO2 dans le plasma (a = 0.03).
La mesure du pH intramuqueux (pHi) présente une valeur pronostique pour la morbidité et la mortalité des patients en état critique [11]. Après chirurgie majeure, par exemple, le taux de complications est significativement plus importants lorsque les patients ont un pHi < 7.32 que lorsque les valeurs sont supérieures à 7.32 [14]. La mortalité est de 37% dans un groupe de patients postopératoires de chirurgie générale lorsque le pHi est inférieur à 7.3, mais reste de 0% lorsqu’il est en-dessus de cette valeur [7]. Dans une étude prospective, le pHi s’est révélé être le meilleur discriminant entre les malades à bon pronostic et ceux qui sont décédés [5]. Seules quelques études ont évalué l’impact de cette mesure sur la thérapeutique; après chirurgie cardiaque, l’administration liquidienne règlée de manière à maintenir le pHi > 7.32 a diminué le taux de complications postopératoires [14]; une tendance similaire a été retrouvée dans une série de 260 malades de soins intensifs [6]. La valeur de PCO2 intramuqueux semble être une variable plus spécifique que le pHi en cas de choc septique; le pHi, qui reflète partiellement l’acidose métabolique systémique, est une mesure plus sensible mais moins spécifique [4]. Corroborées au taux de lactate circulant, ces mesures sont d’excellents marqueurs de l’état de la perfusion organique, mais ne permettent pas la rapidité d’intervention des mesures hémodynamiques directes.
Bien que peu invasive, la tonométrie gastrique est une mesure lente (temps d’équilibration de 30 à 90 minutes), qui demande beaucoup de précision et de rigueur de manipulation; malgré son coût relativement bas, elle est mal adaptée à la situation très instable du bloc opératoire. Des évolutions techniques laisent entrevoir la possibilité de mesures plus rapides.
- Une mesure continue de la PCO2 intramuqueuse est possible en adaptant à une sonde nasogastrique le sytème de capteur à fibre optique utilisé pour la mesure continue dans le sang artériel (Paratrend™); il n’y a plus de délai de lecture [9] ;
- Une technique d’analyse infrarouge continue dérivée des analyseurs de gaz expirés fournit une mesure de PCO2 toutes les cinq minutes si l’on remplace la NaCl du ballon par de l’air [18].
Oxygénation tissulaire |
La saturation de l'hémoglobine en oxygène au niveau du cerveau (ScO2) est modifiée de manière diffuse, homogène et symétrique par les altérations hémodynamiques, ce qui en fait un excellent monitorage de l’oxygénation tissulaire puisqu’elle baisse lorsque l’extraction cérébrale d’O2 augmente. Valeur normale : 65-75%.
La SvO2 Swan-Ganz) et la SvcO2 (PVC) traduisent le degré d’adéquation entre le débit cardiaque et les besoins tissulaires globaux en oxygène.
La tonométrie gatsrique montre que le taux de complications organiques augmente lorsque le pHi est < 7.32.
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© CHASSOT PG Août 2010, dernière mise à jour Août 2017
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